Comprendre la quadripartition

De Dumézil à l’entreprise
Introduction
Afin de donner de l’élan à la lecture de cet article, partons du postulat suivant : une entreprise est avant d’être un producteur de biens ou de services, est un collectif humain, c’est-à-dire un regroupement d’individus participant à la réussite du projet. Rien de neuf ici pour le professionnel. Toutefois, reconnaissons que chacun de ces individus est différent d’un autre en termes, et la liste n’est pas limitative, d’origine sociale ou culturelle, de niveau d’éducation et de formation, de vécus personnels ou professionnels, de formations, de désirs, d’ambition…
Et puis, il y a ce qui vous est caché et qui pour une bonne part détermine ce que nous sommes : notre place symbolique au sein de notre groupe. Place symbolique qui fait l’objet de cet article et dont l’importance est sous-estimée au mieux, ignorée au pire.
Ceci dit, dans l’hypothèse d’un monde purement rationnel, la spécialisation des taches et les process organisationnels permettent de faire collaborer ensemble des individus aussi différents, nul besoin d’être appartenant à la culture ici.
La spécialisation des taches comme facteur de cohésion
À la différence des autres espèces qui partagent notre planète, l’homme n’a pas de programme génétique qui organise les interactions sociales entre les individus et leur place au sein du groupe. Aussi, peut-on dire que l’homme est un animal social et qu’il est « dénaturé ». Dénaturé, puisque son adaptation au monde n’est pas (ou plus) déterminée par son programme génétique, mais par sa capacité à coopérer pour subvenir à la satisfaction de ses besoins primaires d’abord, puis de tous les autres ensuite.
Pour Émile Dürkheim[1], le progrès dans l’organisation sociale des hommes est le résultat d’une extrême sophistication de la coopération entre les individus. Une sophistication rendue toujours plus pointue par l’évolution des savoirs entrainant une spécialisation technique des individus dans les process de production nécessaire à la communauté. Il développe alors une théorie selon laquelle la spécialisation des tâches influence la cohésion sociale. En fonction de la division du travail, deux formes de solidarités apparaissent :
- La solidarité mécanique, caractéristique des sociétés traditionnelles, où les individus partagent des valeurs, des croyances et des modes de vie similaires. La cohésion sociale repose alors sur la ressemblance et la conscience collective. La division du travail est faible car les individus exercent des activités similaires. Tout le monde peut tout faire !
- La solidarité organique, caractéristique des sociétés modernes, où la division du travail est très développée du fait de la maximisation de la productivité. La cohésion sociale repose sur l'interdépendance des individus, chacun exerçant une fonction spécialisée. Les individus sont différents, mais complémentaires, ce qui crée un lien social fort.
La division du travail est donc une source de cohésion sociale. Émile Dürkheim soutient que la spécialisation des tâches, loin de fragmenter la société, crée une nouvelle forme de solidarité : la solidarité organique. En effet dit-il, dans une société où chacun dépend des autres pour ses besoins, les individus sont liés par une nécessité mutuelle.
Cette interdépendance crée un sentiment d'appartenance et de responsabilité envers la collectivité.
Pourtant, il découvre, à contrario, que plus il y a spécialisation plus le risque d’individualisme augmente, engendrant des problèmes sur la cohésion, notamment l’anomie, état de dérégulation sociale, où les normes et les valeurs sont affaiblies. Il note que cette anomie survient lorsque la spécialisation des tâches est excessive ou mal régulée, entraînant un manque de coordination et de sens.
Le neveu ajoute sa pierre
C’est le neveu d’Émile Dürkheim, Marcel Mauss, qui vient remettre en question cette théorie purement fonctionnaliste de la cohésion sociale.
C’est à partir de l’observation d’une pratique d’échange, le potlach[2], que Mauss découvre que le lien social n’est pas fondé sur l’échange économique, mais sur une pratique symbolique qui le dépasse et le transcende.
Voyons le déroulé du potlach : deux acteurs importants de la communauté s’échangent chacun leur tour des dons. Cool, pensez-vous ?
Et bien non ! Celui qui reçoit le don à l’obligation de rendre à celui qui a donné un autre don d’une valeur supérieure. Aussi, au terme de l’échange, l’un des protagonistes se retrouve ruiné !
Pour cruelle que soit cette pratique symbolique, elle vise à situer l’ordre hiérarchique au sein du groupe, ou à qui reviendra le pouvoir économique, politique voire religieux.
Je reviendrais plus longuement sur l’échange symbolique dans le don et dans l’échange marchand, de son exploitation potentielle pour une entreprise, très utile pour transformer ses clients en adeptes, en maximisant la notion de communauté…
Ping pong dans la pensée
C’est à partir de cette avancée majeure, la découverte de cet échange symbolique, que Claude Lévi-Strauss va révolutionner l’approche et la compréhension des sociétés humaines.
Comment me direz-vous ?
En postulant que ce fonctionnement symbolique est produit par un mode de pensée différent de celui qui organise le réel. Ce serait une pensée qui fonctionnerait par induction et déduction, une pensée « sauvage ». Aussi déclare-t-il, l’homme se trouve pourvu de deux modes de pensées, une pensée « logique » propre à nos sociétés modernes, et une pensée « sauvage », mais qui n’est pas primitive, occultée (chez les modernes) par notre vision technique de la production.
Pour autant, et c’est là où je veux en venir, ces deux pensées entre en dialectique, et c’est à partir de cette dialectique que s’organisent les faits sociaux.
Lévi-Strauss soutient, avec cette découverte, que tout système social est constitué de trois sous-systèmes qui interagissent entre eux : les mythes, les rites, les signes.
Ces trois sous-systèmes forment ce que l’on appelle communément la culture. Et, naturellement, il en est de même pour les entreprises, qui sont aussi des collectifs humains au même titre, qu’une tribu, une nation, un empire ou un club de football !
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En résumé
Dürkheim a établi un lien entre la division du travail et la cohésion sociale, distinguant deux types de solidarité :
- Solidarité mécanique (sociétés traditionnelles) : basée sur la ressemblance et la conscience collective.
- Solidarité organique (sociétés modernes) : basée sur l'interdépendance et la spécialisation des tâches.
Il a toutefois noté que la spécialisation accrue peut entraîner l'anomie, un état de dérégulation sociale.
Mauss, le neveu de Dürkheim, a remis en question la vision purement fonctionnelle de la cohésion sociale.
Son étude du potlatch a révélé que les liens sociaux sont également fondés sur des pratiques symboliques, telles que les échanges de dons, qui dépassent les simples transactions économiques.
Lévi-Strauss a approfondi cette approche en postulant l'existence de deux modes de pensée :
- Une pensée « logique » (sociétés modernes).
- Une pensée « sauvage » (fonctionnement symbolique)
Il a soutenu que l'interaction de ces deux modes de pensée façonne les faits sociaux, et que tout système social est structuré par des sous-systèmes tels que les mythes, les rites et les signes, qui constituent la culture.
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La quadripartition
Cette première partie de l’article visait à montrer qu’il existe dans toute société humaine un ordre symbolique qui permet à chacun d’entre nous de trouver sa place en son sein. L’appartenance à cet ordre symbolique participe fortement à la cohésion sociale.
J’espère ne pas avoir lassé le lecteur, mais il fallait introduire cette notion d’ordre symbolique avant d’en évoquer l’organisation au sein de tout collectif.
Georges Dumézil[3] a démontré à partir de ses travaux sur les sociétés et les religions indo-européennes que celles-ci étaient organisées par une tripartition qui distribue la société en trois ordres :
- La fonction souveraine : elle englobe le sacré, le juridique et le politique, assurant l'ordre et la stabilité.
- La fonction guerrière : elle garantit la protection et la défense de la communauté.
- La fonction productive : elle regroupe les activités économiques, agricoles et artisanales, assurant la subsistance et la prospérité.
À l’intérieur de chaque ordre, existe un ordre hiérarchique : les nobles et les esclaves. Les nobles décident et commandent, les esclaves obéissent.
Rappelez-vous que cette tripartition est encore très présente à la révolution française. Les trois ordres sont alors représentés à l’Assemblée nationale : la noblesse, le clergé et le tiers état. La Révolution va supprimer, sans ambiguïté, le rapport entre nobles et esclaves, en instaurant la notion d’Egalité, de Liberté et de Fraternité !
Si Georges Dumézil fait le constat qu’il y a bien longtemps, c’est-à-dire depuis la Révolution, que cette tripartition n’organise plus explicitement notre société :
« Le schéma tripartite est mort en occident avec les états généraux de 1789, quand la noblesse et le clergé ont baissé le pavillon devant le tiers état. On a enfin répondu à la question : qu’est-ce que le tiers état ? Eh bien, c’était la ruine du système trifonctionnel ».
Il y revient après quelques hésitations. Il assure que cette tripartition continue d’opérer dans nos sociétés développées, implicitement, voire de manière occulte. Et que même, la production industrielle de masse s’inscrit dans l’ordre symbolique indo-européen.
Appliquée à l'entreprise, la tripartition, devenue quadripartition avec le capitalisme, peut se traduire par :
- Des guerriers, pour conquérir de nouveaux territoires ou défendre la cité (commerciaux, marketing, communication),
- Des clercs conservateurs, gardiens des lois et de leur application (RH, Finance, RSE, direction générale),
- Des clercs innovateurs, autorisés à amender les lois et les règles, pour permettre l’innovation et la transgression (R&D, marketing, études de marché). Ils apparaissent en même temps que le capitalisme, rendant possible la ‘création destructrice’ chère à Joseph Schumpeter. En effet, le clerc conservateur, par sa fonction et sa croyance, n’est pas autorisé à changer la loi.
- Et des producteurs, pour produire des biens et services nécessaires à tous (ensemble de ceux qui produisent les biens et services de l’entreprise).
Avec ces éléments, prenez quelques instants pour lire l’organigramme de votre société au filtre de cette quadripartition. Vous vous y retrouvez ? Etonnant ? Cet ordre symbolique est toujours actif, à notre insu.
Vous ne vous y retrouvez pas ? II y a là un vrai sujet à mettre à l’ordre du jour pour le prochain CoDir.
Si la tripartition n’organise plus notre société, elle n’en demeure pas moins présente dans l’espace économique, particulièrement au sein des entreprises. L’entreprise fonctionnera mieux si la tripartition est correctement distribuée dans l’organigramme fonctionnel permettant à chaque employé d’être à sa bonne place. C’est alors que pourra se déployer la coopération puisqu’aucun ordre n’empiète sur les compétences des autres, que chacun s’oblige à communiquer avec les autres au service d’une même cause.
Dans le cadre de mes missions de transformation culturelle, je prends toujours compte de l’organisation de la tripartition (quadripartition) pour favoriser la coopération (solidarité organique), rétablir la communication entre services, améliorer l’efficacité organisationnelle (et donc financière) de l’entreprise, et lever les malentendus dans l’organigramme.
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En résumé
Une quadripartition claire et fonctionnelle présente de nombreux avantages :
Clarté des rôles et des responsabilités : chaque fonction est définie avec précision, évitant les chevauchements et les conflits.
Optimisation de la productivité : la spécialisation des fonctions permet une meilleure efficacité et une plus grande réactivité.
Renforcement de la coopération : la complémentarité des fonctions favorise les échanges et la collaboration.
Amélioration de la cohésion sociale : la répartition équilibrée des pouvoirs et des responsabilités renforce le sentiment d'appartenance et l'engagement des employés.
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Ailleurs, hors de l’espace indo-européen, d’autres structures d’ordres symboliques existent. Citons le système hiérarchique Confucéen (shi-nô-kô-shô), auquel j’ai été confronté lors de mes interventions en Corée du Sud auprès de grandes entreprises.
C’est un système d’ordre symbolique fortement hiérarchisé, ainsi faut-il le lire de haut en bas, du maître vers l’esclave :
- Le Lettré, détient tous les savoirs et tous les pouvoirs. Il a un droit de vie et de mort sociale sur ses sujets. Il est considéré par tous comme un dieu vivant. Cela vous paraît excessif ? J’ai participé à des réunions managériales à Séoul, où aucun manager ne regardait en direction du patron de peur de croiser son regard. Un tel écart pouvait être sanctionné par une humiliation, voire licenciement.
- L’Agriculteur, il nourri la collectivité, travaille la terre de ses mains et s’en remet à la nature. Il est important et respectable.
- L’Artisan, il travaille la matière pour produire des biens utiles à la collectivité. Il est respectable.
- Le Commerçant, il n’est pas noble, car il ne produit rien. Il se contente de vendre des choses produites par l’Agriculteur ou l’Artisan, en prenant un bénéfice. Bigre !
Lors d’une de mes missions à Séoul, une entreprise avait, à l’insu de son plein gré, puisque conditionnée par sa culture, établi le département des ventes… Au sous-sol de son siège social, sans même en indiquer la présence au visiteur ! Se méprenant sur mon étonnement, mon interlocuteur se sentit obligé d’ajouter : « Mais ne vous inquiétez pas, ces gens n’ont pas de contrat de travail avec l’entreprise, ce ne sont que des contractuels ! »
- L’Esclave, celui qui n’entre pas dans l’une de ces catégories.
Dans le prochain article, j’évoquerai la notion de résistance symbolique, sans oublier les autres formes de résistances (réelles ou imaginaires), que chaque entreprise doit lever pour la réussite d’un nouveau projet ou d’un projet de transformation, mais aussi du temps qu’il faut à notre appareil psychique pour accepter le changement !
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[1] De la division du travail social (1893) PUF 2007
[2] Type de festin pratiqué par les peuples autochtones de la côte nord-ouest du Pacifique au Canada et aux États-Unis, au cours duquel de nombreux cadeaux sont donnés des uns aux autres.
[3] Georges Dumézil, né le 4 mars 1898 à Paris 12ᵉ, et mort le 11 octobre 1986 dans le 5ᵉ arrondissement de la même ville, est un philologue, historien des religions et anthropologue français.