Management et leadership en entreprise

Surf et marathon

Métaphore sportive

Puisque le sport est le summum de la culture commune, filons la métaphore : dans l’entreprise, n’est-on pas en train de passer du marathon au surf. Le marathon, comme le business, procède de la culture de la maîtrise : le sportif a un objectif clair et précis, il prévoit, s’entraine en développant son endurance, elle gère sa course en développant un effort lent, solitaire et maîtrisé. L’entrainement et le travail accompagnent et renforcent la maîtrise. En revanche, le surf exige de la réactivité, un sens de l’instant, de la connexion constante à un environnement changeant ; plutôt que le contrôle de la nature le surf demande une grande sensibilité à ses mouvements de façon à en lire les signes, à travailler avec la nature plutôt que de lutter contre elle ou de la maîtriser. Et sans trop m’avancer puisque je suis en sport croyant plutôt que pratiquant, les marathoniens cherchent une victoire sur eux-mêmes et un dépassement alors que les surfers tendraient à l’harmonie avec la nature dans une sorte de lâcher-prise actif…

Il existe des illustrations de cette éventuelle tendance à au moins deux niveaux, celui de la stratégie de l’entreprise dans ses aspects les plus concrets de la pratique du business mais aussi dans la manière dont les personnes (et les entreprises) gèrent les carrières. Prenons l’exemple du business. Il était bon d’apprendre à faire une bonne analyse avant de prendre une décision, d’envisager les possibles, d’explorer les options, d’en mesurer les résultats. Après l’analyse venait le temps du choix (de stratégie, de marché, de business, ou de produit) ; il fallait se tenir à son objectif, travailler avec persévérance à sa réalisation, contrôler en permanence l’avancement du plan. Tout un appareillage d’outils de gestion permet non seulement de formuler les choix stratégiques appropriés mais, mieux encore, de piloter au plus juste leur bonne réalisation et on ne compte plus le temps ou l’équivalent en ETP des tâches de reporting au point de se demander si la gestion et le business ne se sont pas technicisés et bureaucratisés au point que le travail de manager est devenu celui de fonctionnaire au sens où le théologien Hans Küng disait que les prêtres étaient devenus des « fonctionnaires de Dieu ».

Les exigences et la pratique du business semblent différentes aujourd’hui. On l’a vu avec la covid quand le virus a mis au placard tous les plans et stratégies pour assurer la continuité et faire au mieux son métier dans des conditions inédites ; on l’observe aujourd’hui avec ce que l’on pourrait appeler le renversement des transitions. Il y a peu de temps encore, les introductions convenues de tout discours managérial évoquaient les transitions dans l’ordre suivant : écologique, technologique et géopolitique. En l’espace de quelques semaines l’ordre de présentation s’est inversé et de nombreuses entreprises, concernées directement ou indirectement par les guerres en cours ou l’évolution des données du commerce international oublient leurs plans pour se mettre en veille, explorer des possibles, bâtir des scénarios, investir dans de nouvelles directions, veiller scrupuleusement aux évolutions en cours pour ralentir des plans d’investissement, se préparer à en changer l’orientation ou se préparer à des changements de pratiques. Ce qui compte alors, c’est moins de tenir le plan de course en gérant son effort que de sentir la vague, anticiper sa puissance et sa vitesse, ajuster sa position sur la planche pour savoir en tirer toute la dynamique : le surf plutôt que le marathon…

La gestion de carrière fournit une seconde illustration du passage du marathon au surf. La gestion des carrières traditionnelle ressemblait au marathon. Tout comme le marathonien, la personne disposait d’un profil, d’une perspective, d’un parcours anticipable dans le temps à venir ; tout comme pour le marathonien le professionnel savait préparer, gérer, mener sa carrière, avec une vision assez claire des étapes à parcourir, des expériences à accumuler, des jeux politiques à mener ; tout comme le marathonien le professionnel apprenait à gérer le temps de sa course de carrière, à patienter parfois, à saisir les opportunités, à trouver les bons appuis, à savoir se ressourcer au moment opportun. Last but not least, le marathon n’est pas qu’une course individuelle, mais une démarche dont on partage les codes avec d’autres, tout comme le professionnel gérait sa carrière dans un univers social aux codes partagés par les collègues, les professionnels des RH, les patrons, les chasseurs de têtes...

Selon Ibarra[1], ce monde est révolu ; la chercheuse constate la difficulté rencontrée par tous ceux qui veulent changer de carrière au cours de leur vie professionnelle. Cette difficulté s’explique en partie, selon elle, par l’éclatement de ce beau contexte bien huilé de la gestion de carrière marathonienne qu’ont apprise la plupart des étudiants en gestion des ressources humaines. Le modèle de la carrière « gérée » dans de grandes entreprises structurées aux filières professionnelles stables, aux « cursus honorum » clairs et acceptés, à la trajectoire d’acquisition de compétences maîtrisée, semble être de l’histoire ancienne. Cela ne signifie pas qu’on ne le trouve plus ici et là, cela indique seulement que le monde du travail et des carrières a éclaté. L’univers des professions n’est plus aussi clair et structuré qu’avant, les fonctions se sont « hybridées », les hiérarchies aplaties et la verticalité n'est plus l’unique dimension pour représenter une organisation. Que dire enfin des statuts d’entreprises (privées, sociales et solidaires, coopératives, publiques ou para-publiques) ou de la taille (PME, ETI ou grande entreprise, start-up ou licorne, etc.)

Au-delà de l’univers institutionnel qui change, les pratiques des entreprises en matière de gestion des carrières ont profondément changé : on favorise le « prêt-à-l’emploi » plutôt que l’investissement sur le développement à long terme de compétences. On en a le signe dans le recrutement des jeunes diplômés, dans la généralisation de l’utilisation de prestataires (regroupés sous le vocable valorisant de « conseil ») dont on suppose l’expertise des salariés plutôt que d’investir sur le développement de compétences et expertises en interne ; enfin on ne fait aujourd’hui pas plus d’effort qu’hier pour gérer des seniors dont la logique voudrait que l’on profitât au mieux de l’expérience.

Ibarra constate surtout chez les salariés une évolution des attitudes et préoccupations qui avoisinent le surf dans la manière dont ils gèrent eux-mêmes leur carrière. Elle fait référence à toutes ces personnes qui veulent changer de carrière et expérimentent un moment difficile à essayer de le faire. En général les salariés savent ce qu’ils ne veulent plus, sans idée précise de ce qu’ils veulent, et avec un sentiment fréquent de culpabilité à ne pas le savoir. Ils se trouvent ainsi dans une sorte d’état intermédiaire où ils savent que leur carrière passée est définitivement révolue, mais avec une incertitude totale sur l’avenir. Ibarra leur conseille une manière de gérer cette phase difficile de transition qui relève du surf plus que des repères solides du marathon qui n’existent plus.

L’auteur propose trois manières de surfer pour gérer sa transition de carrière. La première rompt avec le marathon, il s’agit moins de se fixer un plan de recherche avec des objectifs et des jalons que d’explorer dans des directions multiples et divergentes en retardant un réel engagement dans l’une des voies possibles quand les options auront été suffisamment travaillées. La deuxième consiste à sortir de l’alternative délétère de vouloir soit exploiter le filon de la carrière suivie jusqu’ici, soit explorer quelque chose de totalement différent : en fait les deux sont possibles et doivent être menés simultanément le plus longtemps possible. La troisième manière concerne les relations professionnelles : il est clair qu’avec une carrière vont certaines relations professionnelles presqu’imposées qui n’aident pas à sortir de son couloir ; assurer une transition requiert de savoir interagir, créer des liens en dehors des catégories habituelles.

Ces trois manières de faire changent radicalement des méthodes marathoniennes de changement de carrière quand on peaufinait son objectif personnel avant de formuler et mettre en œuvre le plan d’action rigoureux qui s’ensuivait. L’auteur conseille aux professionnels en mal de transition de se créer un nouveau « narratif », d’abandonner le mode ancien de gestion de carrière pour accepter des carrières maintenant précaires, avec des périodes intermédiaires longues et incertaines, jamais définitivement résolues. Elle conseille même de se forcer à trouver du plaisir dans cette adaptation permanente.

En fait il faut se forcer à aimer le surf et tout est résolu. Je suis toujours un peu sceptique quand les autres vous disent ce que vous devriez ressentir. Je ne sais pas s’il faut aimer le surf, mais le seul point certain à son propos, c’est que les bons surfers ont surtout énormément travaillé pour développer cette pratique. Leur apparente facilité à saisir la vague ne procède pas du seul amour de l’instant et de la fragilité de la vague, elle procède surtout de longues heures ingrates d’entrainement à monter et tomber de la planche, à développer comme dans tout art martial l’automatisme des réactions qui permet seul de réagir à l’imprévu de l’événement. A chacun donc de se préparer au surf, de s’occuper moins de ce qu’il ou elle veut plutôt que d’adopter les bons mouvements pour sentir et profiter de la vague. L’effort du surfer est tout aussi exigeant que celui du marathonien même s’il est probablement d’un ordre différent. Il ne faudrait pas que la séduction de la facilité apparente du surfer qui sent l’instant, à l’opposé de l’image du tâcheron qui s’entraine, ne soit qu’un moyen de cacher l’abandon par certaines entreprises de leur mission de gérer des ressources humaines.
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[1] Ibarra, H. Why career transition is so hard. Harvard Business Review. Special Issue, Spring 2025.

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