Management et leadership en entreprise
« Performance », le gros mot

Le terme « performance » sera-t-il interdit par souci de purification sémantique ? Certains réagissent à l’idée qu’une entreprise - n’importe quelle organisation d’ailleurs - doit générer de la performance, même si toutes les précautions oratoires « euphémisantes » sont prises en disant que les critères et instruments de mesure de cette performance restent à discuter. La performance, ce n’est pas tendance, hormis dans le sport ou les arts pour les anglo-saxons. A la quête de la performance est associée la fatigue, voire l’épuisement personnel ; la performance c’est la négation du rêve d’une vie sans contrainte au « satisfactiogramme » plat ; la performance, c’est de manière plus culpabilisante, la cause ultime du malheur des personnes et de la destruction de la planète. Heureusement, il existe maintenant une alternative, la robustesse[1].
Mais cette alternative pose deux questions. La première est de savoir de quelle performance la robustesse semble être l’alternative vertueuse ; la seconde est de définir la robustesse. Pour Hamant la performance est à la fois de l’efficacité et de l’efficience ; son mode opératoire est l’optimisation à court terme. La dénonciation de la performance n’est pas nouvelle. Alain Ehrenberg[2] en témoignait déjà il y a plus de vingt ans. ; il montrait comment son culte se pratiquait au-delà du terrible monde économique (l’horreur économique, selon Viviane Forrester en … 1996) et concernait tous les domaines. Il suffit de rencontrer les adeptes de la religion du sport tous dévoués à la célébration de ce culte ; et que dire de l’utilisation de nos doudous pour suivre le nombre de pas, de verres d’eau, de pulsations cardiaques, etc. Bientôt d’ailleurs notre IA permettra sans doute de suivre nos performances relationnelles en nombre de regards sur un autre bipède, de « merci », voire de mots échangés au sein de nos structures affectivo-partenariales polygonales…
La critique de la performance ne se limite pas au fait qu’elle envahisse tous les compartiments de l’action humaine, elle suggère aussi son réductionnisme, sa tendance à réduire un résultat visé à quelques indicateurs, à vouloir encapsuler la richesse d’une expérience ou d’un accomplissement à des métriques, à tenter de représenter la richesse d’un territoire à la pauvreté d’une esquisse de carte. Plus encore, le culte exige toujours plus d’idoles, c’est-à-dire des représentations de plus en plus parlantes, en d’autres mots des indicateurs toujours plus concrets, mesurables, constatables.
Les effets pervers ne font pas attendre : à remplacer les icônes par des idoles, on se met à adorer l’indicateur sans intérêt pour ce qu’il est censé indiquer, on s’en tient à sa métrique plutôt qu’à ce qu’elle devrait représenter. C’est universel ; les étudiants s’ajustent à l’examen plutôt qu’ils cherchent à apprendre, le bureaucrate colle à la lettre de la règle plutôt qu’il n’honore son esprit, la performance se dissout dans l’indicateur et chacun peut ainsi s’épuiser ou se détruire pour battre un record plutôt que d’accomplir quelque chose. Il y a très longtemps[3] Luttwak avait montré comment, à trop se concentrer sur un objectif (satisfaire l’indicateur par exemple) on avait toutes les chances d’obtenir l’inverse de ce qui était désiré.
Ces critiques faciles ne devraient pas occulter quelques évidences sur la performance. La première renvoie à l’idée même du travail : il existe bien une cause pour laquelle chaque matin des personnes rejoignent ceux qu’ils n’ont pas choisis et n’aiment généralement pas beaucoup pour passer une journée aux multiples contraintes. C’est quand même bien pour accomplir quelque chose. Ce qui est accompli, la manière d’y parvenir, constituent aussi cette performance dont on ne peut faire l’économie. D’ailleurs, cette horrible performance, chacun est bien heureux de l’imaginer quand il va à l’hôpital, quand il utilise un ascenseur ou quand elle mange un plat préparé ; d’ailleurs, au restaurant, au guichet d’une administration, au commissariat de police ou au spectacle, il est difficile d’accepter la non-performance des autres…
La critique des effets pervers est un marronnier facile parce qu’ils concernent tous les outils ou toutes les décisions. Toutefois, mentionner les effets pervers de la performance et de ses indicateurs devrait, en toute honnêteté, être complété par l’examen des effets pervers de ne pas se préoccuper de performance et de supprimer toute tentative de les représenter par des indicateurs. Ainsi le piège de ces débats autour de la performance est de débattre de la performance comme s’il n’y avait que cela dans la vie et le produit d’une organisation : bien entendu la performance est importante mais cela ne signifie pas qu’elle seule soit importante. Le problème n’est plus alors la performance mais notre myopie pour aborder et évaluer le travail collectif.
A la performance on oppose la robustesse. Celle-ci se caractérise par trois traits fondamentaux : la très fameuse résilience qui permet de résister aux chocs et crises, la solidité et la stabilité dans les conditions turbulentes de l’exercice de l’activité et la flexibilité nécessaire pour faire avec les aléas. Travailler à la robustesse revient à adopter deux dispositions aux conséquences très importantes. Premièrement, c’est changer notre approche du temps en acceptant l’idée du long terme avec toutes les incertitudes qui y sont normalement liées. Il est donc vain de vouloir à tout prix le prévoir, il est plutôt nécessaire de s’y préparer (Hamant), en reconnaître toute l’imprévisibilité. Cela requiert donc de ne plus se laisser aveugler par l’optimisation à court terme, caractéristique des mesures actuelles de la performance.
Deuxièmement, l’amélioration de la robustesse passe par le renforcement des interactions et des liens, en en élargissant le champ, en les approfondissant dans tout ce que les organisations prescrivent , en explorant au-delà d’une approche seulement utilitariste et superficielle de ces interactions. Renforcer la robustesse c’est élargir le champ des interactions avec les collègues et les parties prenantes en oubliant l’objectif à court terme mais avec le souci de renforcer un capital relationnel qui suscite de la créativité et permet de faire avec l’imprévu.
La première chose frappante à propos de la robustesse c’est qu’elle flatte le BSA (le Bon Sens Anthropologique), pas toujours très partagé, il est vrai. Le bon sens véhiculé par la robustesse invite à considérer qu’un environnement protégé et protecteur, un jeu bien réglé d’offre et de demande pour laisser fonctionner harmonieusement les lois du marché ne témoignent jamais que d’un moment de l’histoire, fragile, pas forcément durable, même si beaucoup n’ont vécu que celui-là. Le temps et l’histoire, ce sont des virus inattendus et des guerres à nos portes, comme cela nous a été rappelé récemment. Une économie de guerre peut s’avérer nécessaire et ce qui compte plus alors, ce n’est pas l’optimisation du résultat trimestriel mais la garantie des moyens de survie, une certaine souveraineté dans les capacités à satisfaire les besoins de base, la dépense dans des protections dont aucune étude statistique ne pourra jamais anticiper l’efficience optimale. Le bon sens de la robustesse, c’est de se défaire de l’idée d’une vitesse de croisière quand les bureaucrates traquent les glissements de quelques dixièmes de point de tel ou tel indicateur, quand on imagine tout prévoir parce que la sophistication grandissante des outils statistiques de prévision nous donne l’illusion de pouvoir tout prévoir. Le bon sens de la robustesse, c’est pour chacun de reconnaître son péché d’orgueil à imaginer tout maîtriser, tout comme nos sociétés ont failli à considérer que la paix, la démocratie, l’état de droit étaient des acquis inaliénables.
Tout cela semble bien théorique mais nous disposons quand même de quelques pistes pour aider à travailler sur la robustesse, voire à la renforcer. La première se situe autour de la culture de l’organisation, cet ensemble de références partagées et construites tout au long de l’histoire de l’organisation. La culture est non seulement une ressource pour la résilience, la stabilité ou la flexibilité, elle dispose en plus d’une valeur pédagogique : en effet la culture est l’illustration même du long terme mais aussi de la transmission, un des enjeux majeurs de la robustesse ; on n’a jamais fini de la mettre en valeur et de l’utiliser.
L’engagement de tous dans un projet collectif est le deuxième terrain de développement de la robustesse parce qu’il constitue la ressource indispensable face à l’inattendu : on n’a jamais fini d’en remplir les conditions nécessaires. Enfin, le développement des interactions enrichit le terreau de la robustesse. Il s’agit évidemment des relations entre les personnes de l’entreprise, même si la plupart ne les demandent pas ; il s’agit aussi des relations avec les parties prenantes : clients, fournisseurs, territoires, etc.
La responsabilité territoriale[4] de l’entreprise est une troisième illustration quand l’entreprise prend la mesure de son ancrage dans un territoire, dans la responsabilité qui est la sienne auprès d’acteurs qui ne sont pas que des variables d’un système d’optimisation à court terme, que ce soit des salariés, des fournisseurs, des clients ou des collectivités locales : tisser et renforcer des liens dans un territoire renforce la robustesse, on l’a expérimenté pendant la covid et les crises à venir nous le rappelleront.
Voilà brièvement brossé le face à face entre performance et robustesse et ce concept nouveau de robustesse me rappelle étrangement l’entreprise d’antan, la petite entreprise de mes parents où je travaillais avant de quitter la région pour mes études. La préoccupation première était de bien faire son métier, de tisser des relations étroites avec tout un réseau de clients et de fournisseurs (locaux) parce qu’on ne pouvait pas changer de territoire ; l’ambiance y était familiale (à une époque où l’adjectif évoquait une qualité), on gérait avec précaution car « on ne sait jamais »… C’était sans doute cela la robustesse de l’époque, le « on ne sait jamais »…
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[1] Hamant, O. Antidote au culte de la performance. Gallimard – Tracts, 2023.
[2] Ehrenberg, A. Le culte de la performance. Hachette, 2003.
[3] Luttwak, J. Le paradoxe de la stratégie. Odile Jacob, 1989.
[4] « Les Collectifs à mission ». Rapport de la Chaire ICP-ESSEC Entreprises et Bien Commun, novembre 2024.