Management et leadership en entreprise
La fragilité individuelle crée des relations fortes au sein d'une équipe

NDLR : ce texte est extrait, avec l’aimable autorisation des Editions EMS, des pages 21 à 23 du livre de François Chauvin, paru en 2025 : Faire avec la fragilité. Plaidoyer pour un management conscient. C’est le premier d’une série de 9 épisodes sur RH info.
Le « maillon faible » peut dans certaines conditions renforcer une équipe. Ici, l’arrivée de la maladie pour un des membres de l’équipe.
Parole d’experte, Nathalie Vallet-Renart, Entreprises et Cancer
Jérôme revient au travail après 2 ans et demi d’absence. Cancer du cerveau. Il est là, dans son bureau, dont il ne sort pas. Personne ne le voit. Il ne va pas en réunion, n’interagit pas avec les membres de son équipe.
Son manager et la responsable des ressources humaines sont désemparés. Quelque chose ne va pas ; mais quoi ? Est-ce un problème de motivation ? Est-ce une question de capacités ? La maladie joue-t-elle un rôle dans cette attitude de repli ? Que lui dire ? Comment ne pas le froisser et pour autant, comment l’aider ?
Il leur faudra comprendre que les traitements pour lutter contre la maladie ont provoqué des troubles cognitifs. Concentration, mémorisation, Jérôme n’y arrive pas. Il n’est pas fatigué, non, il est épuisé. Mais comment pourrait-il le dire, à qui ? Il a tellement voulu retourner au travail. Pour sortir de chez lui, penser à autre chose, se sentir utile. Et maintenant qu’il y est, il n’arrive à rien et se renferme, de peur d’être stigmatisé, de peur d’être déclaré inapte.
C’est l’action d’un tiers, extérieur à l’entreprise, qui donnera à comprendre ce qui se passe et facilitera le dialogue. Ce que le manager et la responsable des ressources humaines voudraient faire bien sans savoir comment le faire, sera délégué à ce tiers qui a traversé la maladie, a vécu quelques effets indésirables des traitements. Ce savoir d’expérience de la maladie ajouté à la connaissance des organisations, leur complexité, leurs enjeux, facilitera les échanges. Il s’agira alors de reconnaître les difficultés et de chercher à faire avec dans une optique de performance incontournable pour l’entreprise. Ce mot de « performance », souvent réduit à un aspect quantitatif et froid, n’est vivant, au sens de réaliste, que lorsqu’il intègre les contextes de vulnérabilité, les accidents de la vie auxquels chaque individu peut faire face.
Il s’agit alors, dans ces contextes délicats, où le lien est essentiel et fragilisé, de viser la délicatesse. Voilà un mot qui étonne en milieu professionnel. Il interroge ceux que nous employons, à la mode, un peu valise, quasi désincarnés. En interrogeant la présence du sensible dans nos organisations, la délicatesse nous rappelle l’importance de trouver le juste équilibre entre l’intrusion et l’indifférence, entre le refus de juger et l’appréciation de la nuance, entre la discrétion et la présence totale à l’autre. La délicatesse, hésitante, va vers celui ou celle qui souffre, comme Paul Ricœur envisageait la souffrance : une réduction des capacités. Elle ne pense pas pour autrui, au contraire, elle s’intéresse à lui, l’interroge et construit avec et pour lui le champ des possibles. Il s’agit avant tout de donner une place à la parole sur ces sujets sensibles. Il s’agit surtout d’envisager la place de l’humain au travail.
Les codes sociaux peuvent rejeter la fragilité, elle est vécue comme une faille, une pesanteur, un handicap, un manque, voire une déchéance. La fragilité serait l’apanage des « faibles », même avec la reconnaissance de qualités de courage face à l’adversité aux personnes en situation de handicap. La fragilité dérange, bouscule l’ordre établi et les croyances. Dans cet exemple, l’équipe progresse dans la connaissance des conséquences de la pathologie et dans sa capacité à apporter de l’aide avec délicatesse. C’est par là qu’elle arrive à faire évoluer sa représentation de la fragilité et de la performance.