Management et leadership en entreprise

Travail : 3 évolutions, 2 options, 1 joker

Considérations sur le travail

La question du travail n’est jamais définitivement résolue et elle va probablement revenir au centre des débats économiques, politiques, sociétaux, éthiques[1]. Pour s’en convaincre, il suffit d’aller sur le terrain, hors des caméras, auprès de ceux qui ne causent pas dans le poste. S’exprime partout un grand niveau d’incompréhension des attitudes et comportements au travail. Et si l’on sort des a priori idéologiques qui suggèrent les mêmes explications quels que soient les phénomènes, force est de constater que l’on est bien démuni aujourd’hui, tant les certitudes sont sans cesse bousculées par les observations de terrain.

Cette perplexité traduit au moins quatre déficits dans notre approche du travail.

Le premier est théorique. Pour peu que l’on prenne un peu de « profondeur historique », avouons que nous nous trompons souvent quand on parle du travail. Il y a plus de 25 ans, au temps des 35 heures, certains développaient l’idée que cela améliorerait le rapport au travail et diminuerait l’absentéisme ; cela devait aussi renforcer l’engagement dans les associations et développer plus de citoyenneté… Que dire du télétravail présenté par certains comme le progrès social disruptif alors que les entreprises en reviennent et que les salariés s’aperçoivent qu’il n’est pas idéal pour gérer sa carrière…

Le deuxième déficit est épistémologique : personne ne s’offusque d’entendre parler du travail au singulier alors que la réalité du travail est plurielle ; les conditions de travail et les représentations qui lui sont liées sont totalement éclatées, diverses ; il n’y a rien qui ressemble moins à une expérience personnelle de travail qu’une autre expérience personnelle de travail.

Le troisième déficit est méthodologique : on peut s’étonner que les discours sur le travail donnent autant de place au ressenti des salariés, en considérant que c’est l’alpha et l’oméga de la vérité du travail. Si le ressenti, surtout vis-à-vis du travail, est un élément fondamental du dossier, quelle importance faut-il lui donner pour une analyse rigoureuse de la situation ?

On ne peut enfin sous-estimer le déficit idéologique dans l’analyse du travail, quand vous savez déjà, sur quelque phénomène nouveau qui apparait, ce que tel ou telle spécialiste va scientifiquement en dire… On a les deux extrêmes dans l’analyse du travail depuis ceux qui considèrent que les attitudes et comportements au travail ne sont que la conséquence de ce qu’imposent les systèmes organisationnels dominateurs jusqu’à ceux qui ne voient dans les comportements et attitudes au travail que l’expression des désirs, motivations et vices des personnes.

Le dernier déficit est éthique quand on donne tellement d’importance – même si on reste souvent sur sa faim – au sens du travail de chacun : plus concrètement, la liberté et le bien-être de chacun est mis en avant à un point tel que les exigences d’un minimum de conscience professionnelle ne sauraient être revendiquées.

Si la question du travail redevient centrale tout en mettant en évidence les insuffisances des manières habituelles de l’aborder, il est nécessaire de l’appréhender à nouveaux frais. Je ne m’y risquerai pas mais me contenterai de mettre en évidence trois tendances qui interrogent l’approche du travail, deux options pour les institutions et un joker final !

3 tendances

Le travail des personnes, dans des entreprises, associations, institutions diverses, ne constitue pas une bulle, il s’effectue dans une société aveuglée par les soubresauts de l’actualité des faits divers mais plus insensibles aux évolutions profondes qui se déploient insensiblement au fil du temps des décennies plutôt que des saisons.

Le travail est devenu second

Longtemps le travail a été premier dans l’existence en ce sens que chacun prenait des décisions sur sa vie personnelle en fonction des contraintes du travail. Dans les années 50 et 60, on prenait son congé en août sans affection particulière pour ce mois mais tout simplement parce que l’entreprise fermait en août. Aujourd’hui, alors que le temps passé au travail a fortement baissé en pourcentage du temps de vie, c’est plutôt en fonction de considérations extra-professionnelles que l’on décide de certaines modalités de travail. Ainsi il peut être plus long de caler une réunion que de la tenir en raison des obligations extraprofessionnelles des uns et des autres.

On peut expliquer le phénomène par la succession de changements de pratiques et de lois au fil des ans qui ont insensiblement renversé le rapport travail et hors-travail : notons trois jalons de cette évolution. Le premier concerne la flexibilité du temps de travail et remonte aux années 70 ; les salariés pouvaient choisir leur heure d’arrivée, entre 8h et 8h 30 ainsi que leur heure de sortie, par exemple entre 17h et 17h30. Gadget apparent mais il conduisait chacune et chacun à prendre une décision sur ses horaires de travail en fonction de considérations familiales (on parlait ainsi à l’époque), l’accompagnement des enfants à l’école ou le suivi des devoirs le soir. Le deuxième jalon est celui de la cinquième semaine de congés payés en 1982. Pour faire face au coût supplémentaire, les entreprises décident alors de réduire le temps de fermeture de l’entreprise, de quatre à trois semaines par exemple, en laissant aux salariés la possibilité de choisir leurs deux semaines complémentaires. Cela se faisait en théorie avec l’accord du manager et ce devint, au fil du temps, de plus en plus à la discrétion des salariés. Le troisième jalon est celui des 35 heures qui donnèrent aux salariés des possibilités de temps complémentaires et popularisèrent cette expression incompréhensible pour vos arrière-grands-parents : « je pose une journée de RTT ».

Le travail devenu second : la question n’est pas de savoir si c’est bien ou mal, cela se produit dans une société qui a radicalement changé et de nombreux autres égards. En revanche cela interroge le management dont une des hypothèses implicites demeure que le travail est premier dans l’existence.

La socialisation

Travailler, c’est en réalité « travailler-avec » d’autres. Le travail est socialisé, fait d’interactions et de dépendances mutuelles. Mais la socialisation s’apprend. Il s’opérait traditionnellement dans des structures familiales. Celles-ci ont considérablement évolué ces dernières décennies. D’une part, la taille des familles a beaucoup diminué et pour la première fois nous allons compter sur une même année plus de décès que de naissances. D’autre part, il devient rare d’avoir été élevé dans une fratrie de plusieurs personnes, mais plus encore, les familles se font, se défont, se composent, décomposent et recomposent ; on sait le nombre de familles mono-parentales. La relation avec des vieux devient aussi plus rare pour des structures-affectivo-partenariales qui bougent, déménagent et ne sont maintenant que rarement reliées à des racines géographiques et culturelles partagées.

Dans ce contexte la socialisation ne peut s’opérer de la même manière et, surtout, on observe un éclatement des formes et expériences de socialisation familiale. On ne sait sociologiquement décrire qu’une famille traditionnelle composée d’un homme, d’une femme, d’enfants, les mêmes et pour longtemps ; cette forme de structure est devenue minoritaire à côté d’autres formes qui n’ont rien en commun si ce n’est de ne pas être traditionnelles. Les personnes au travail ont donc expérimenté des formes de socialisation très diverses.

Là encore, c’est l’évolution profonde de nos sociétés et les spécialistes du management n’ont rien à en dire si ce n’est que les hypothèses implicites du management sont souvent que les salariés ont été socialisés dans l’une de ces formes traditionnelles devenues minoritaires.

L’autorité

Quelle que soit la définition donnée à l’autorité, nous vivons dans une société où le rapport à l’autorité a profondément changé en quelques décennies. Que ce soit l’autorité des maîtres et maîtresses à l’école, l’autorité du médecin, de l’agent de police, du fonctionnaire dans une administration, du politicien, du détenteur de la règle ou d’une expertise, force est de constater qu’ils ne sont plus respectés comme leurs prédécesseurs pouvaient l’être et ce, par la société dans son ensemble. L’autorité du maître à l’école est autant sinon plus contestée par les parents que par les élèves : qui aurait imaginé il y a quelques décennies des parents faire manquer l’école à leurs enfants pour profiter d’un appartement moins cher aux sports d’hiver en dehors des vacances scolaires ?

Evidemment l’institution où on travaille abrite des formes d’autorité détenues par la position hiérarchique, la responsabilité ou l’expertise. Là encore, nos modes de management partent du principe que ces formes d’autorité sont forcément respectées.

Le travail second, la socialisation ou l’autorité, voici trois évolutions profondes dans nos sociétés dont il serait quand même important de questionner les conséquences sur l’expérience au travail et sa gestion. Mais face à ces tendances, deux options sont possibles pour les managers ou les dirigeants dans leur manière de gérer le travail.

L’alternative

L’alternative pour le manager est simple. Si les comportements au travail sont aussi incompréhensibles, faut-il faire en sorte de moins en moins dépendre des personnes pour faire le travail ? Il est de bonne gestion de mère de famille de ne jamais être dépendant. L’entreprise cherche à ne pas trop dépendre de ses clients ou de ses fournisseurs : ne devrait-elle pas chercher à moins dépendre des salariés ? On dispose pour cela d’un bon vieux fond de culture taylorienne et les technologies actuelles, les robots ou l’IA, nous donnent des perspectives pour moins dépendre des personnes. Même les clients s’habituent à faire ce que l’automate ou le système leur demandent de faire.

Deuxième option de l’alternative, faut-il travailler à renforcer un engagement non seulement dans le travail, avec ce miroir opaque du sens, mais dans l’institution, l’entreprise, ce corps social très incarné où il s’agit d’honorer une raison d’être.

La question ici n’est pas celle d’outils de management mais d’un choix à faire, d’une décision à prendre et chacun mesure la force des arguments pour une option ou l’autre.

Le joker

Des tendances aux conséquences non prises totalement en compte, une alternative, il reste un joker, cette carte magique qui change complètement le jeu. On parle d’absentéisme, de manque d’engagement, de zapping professionnel, etc. … et si tout cela se dissolvait dans une crise de l’emploi qui irait en s’amplifiant dans un état de moins en moins providentiel, dans un contexte écologique, géopolitique et sociétal qui pourrait bien donner un coup de vieux à tous ces comportements liés au travail parce que d’autres préoccupations beaucoup plus urgentes et graves auraient pris le premier plan ?
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[1] Voir sur ce même site la chronique « la QTT », août 2017.

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