Performance et évolution

Le travail en question : quelles réponses possibles ?

Le travail en question...

A l‘heure où les IA génératives sont susceptibles de remplacer les jeunes – stagiaires, alternants, futurs recrutés – dans des tâches qui leur étaient auparavant réservées réduisant à court terme leurs perspectives d’emploi[1], jamais le travail n’a été autant remis en question. Quel sera le nouvel équilibre entre l’homme et la machine selon les activités et les métiers ? C’est une question clé à laquelle les DRH devront tenter d’apporter une réponse en mobilisant leur expérience et leur expertise notamment dans le domaine du « Strategic Workforce Planning ». La version anglo-saxonnisée de notre bonne vieille GPEC (Gestion Prévisionnelle des Emplois et des Compétences) utilisant plus de data et surtout plus en lien avec la stratégie.

Mais au-delà de l’impact des IA génératives, le travail se trouve questionné sur le fond à partir de deux constats : le travail qui est rendu invisible et le travail qui n’émancipe plus. Face à ces deux constats, des réponses possibles sont proposées pour permettre aux DRH d’agir pour redonner au travail la place qu’il mérite dans un environnement de plus en plus fragile, anxieux, non-linéaire et incompréhensible (ou BANI en anglais) pour reprendre une expression à la mode.

Le travail en question

Le travail rendu invisible

L’invisibilité progressive du travail a été mis en évidence en 2013 par Pierre-Yves Gomez dans un livre qui a marqué son époque[2] Celui-ci propose en effet une réflexion très documentée sur le travail dans une société financiarisée. Celle-ci perd de vue les réalités concrètes et matérielles du travail, oblitérant ses aspects subjectifs (la réalisation de soi) et collectif (rien n’est jamais fait seul), pour ne conserver que ses résultats quantifiables.

C’est cette évaluation chiffrée généralisée du travail – et son assimilation à sa contribution au profit – qui rend le travail « invisible », caché derrière les tableaux de bord des gestionnaires et des financiers. Caché, plus profondément encore, derrière l’objectif managérial et actionnarial de compétitivité. Mais l’intérêt de la démonstration réside dans le lien qui est fait entre « l’esprit de rente » (la désolidarisation revenus/efforts), la financiarisation de l’économie (« quand la finance n’est plus une ressource pour réaliser des objectifs économiques mais devient l’objectif lui-même ») et le travail rendu invisible. Dans un autre ouvrage il précise que « le travail réel, bien fait, concret... est devenu secondaire : il a perdu de son sens, même aux yeux de ceux qui travaillent. D’abord parce que les entreprises se sont bardées d’écrans, de contrôles, de ratios, de toutes sortes de normes, pour s’assurer que le fameux profit promis aux investisseurs sera réalisé »[3]

Le travail qui n’émancipe plus

Un ouvrage récent, celui d’Emmanuelle Duez[4], s’appuie sur des observations sur le travail tel qu’il a évolué depuis des décennies. Elle s’appuie sur plusieurs constats, dont certains sont assez proches de ceux de Pierre-Yves Gomez, qui la conduisent à conclure que le travail ne permet plus l’émancipation des personnes mais son livre fait cependant la part belle à des pistes d’amélioration possibles.

  • Le désengagement des personnes au travail marqué par le chiffre impressionnant des démissions de près de 500 000 personnes en 2023, un taux d’absentéisme qui n’a cessé de progresser dernières années et un taux d’engagement qui n’est que de 8% en France d’après la dernière étude de l’institut Gallup[5]!
  • Moins de travail dans la vie plus de vie dans le travail, c’est-à-dire que le travail n’occupe plus la place qu’il occupait pour les générations passées. L’interpénétration de la vie au travail et de la vie hors travail a été considérablement renforcée par le développement du télétravail lors de la pandémie. L’intime s’est invité au travail comme on le voit actuellement avec les réflexions sur la question de la parentalité.
  • Le travail réel cannibalisé par le travail prescrit : ce constat n’est pas sans rappeler celui du travail invisibilisé de Pierre-Yves Gomez. S’intéresser au travail réel, c’est se poser plusieurs questions : Comment la personne effectue-t-elle son travail ? Quelles sont ces contraintes matérielles, techniques, organisationnelles ? Quelle est sa marge de manœuvre ? Quels sont ces imprévus, ses ressources ? ... Faute de réponse à ces questions, force est de constater aujourd’hui l’écart grandissant entre le travail réel et le travail prescrit dans de nombreux métiers.
  • L’intensification du travail : le constat n’est pas nouveau mais la généralisation du télétravail et l’impact de l’économie des plates-formes ont conduit à une pression plus forte sur les personnes au travail. La multitude d’outils de la révolution digitale a exposé des personnes un flux croissant et ininterrompu de communications, d’interlocuteurs et de notification. L’explosion de l’usage des IA génératives n’a fait que renforcer cette intensification avec la crainte du remplacement de l’homme par la machine.

Face à ces deux phénomènes, le travail qui a été rendu invisible par la montée de la financiarisation et qui ne permet plus l’émancipation des personnes, des réponses peuvent être proposées aux DRH pour leur permettre d’agir pour redonner au travail la place qu’il mérite : favoriser le retour du travail réel et redonner au travail un rôle dans l’émancipation des personnes.

Des réponses possibles pour les DRH

Favoriser le retour du travail réel

Le retour en force du travail réel est un sujet dont les DRH et les managers devraient s’emparer en s’appuyant notamment sur les démarches déjà engagées par un nombre croissant d’entreprises (plus de 2.500 en 2025) devenant des entreprises à mission. Repenser la place du travail dans l’entreprise va être en effet déterminant dans le contexte actuel, et c’est aux DRH, en particulier, de prendre le flambeau de la refondation de l’entreprise vers le moyen et le long terme, aux antipodes du court-termisme de la financiarisation. Les DRH peuvent prendre des initiatives pour redonner sa place au travail réel en agissant sur la reconnaissance, les normes de performance, et la solidarité.

  • Sur le plan de la reconnaissance, tout d’abord, celle-ci va bien au-delà de la rémunération, il s’agit surtout de reconnaitre la personne et le travail bien fait. Sur ces dimensions, nos cousins Québécois sont passés maîtres de ces formes de reconnaissance qualitative qui ne coûtent rien. Sans tomber dans les excès anglo-saxons de « l’employé(e) du mois », les entreprises pourraient s’inspirer de l’exemple de la MAIF qui a profondément transformé ses pratiques managériales depuis quelques années vers plus de confiance et de reconnaissance comme en témoigne son DG, Pascal Demurger, dans son livre publié en 2019[6].
  • En ce qui concerne les normes de performance, ensuite, l’enjeu est important car on est au cœur de la question du travail réel en permettant d’identifier objectivement les résultats du travail accompli pour peu que ces normes soient connues et acceptées par tous. Rien n’est pire, en effet, que de travailler pour rien comme le dénonce David Graeber dans le cas des « bullshit jobs »[7]. Les normes peuvent être, bien sûr, quantitatives mais aussi et surtout qualitatives concernant le savoir-faire, les règles de l’art et le bon geste[8]. Les DRH peuvent ici innover dans les pratiques de management de performance en introduisant des « conversations » plus fréquentes entre les managers et les collaborateurs sur le comment (normes qualitatives) en complément des évaluations traditionnelles d’atteinte des objectifs (normes quantitatives).
  • Sur le thème de la solidarité, enfin, c’est le sens du collectif qu’il s’agit de redonner au travail dans la mesure où le contexte actuel met en évidence, d’une façon cruciale, l’importance de réussir ensemble. Dans cette perspective, les entreprises, et les DRH en particulier, doivent s’atteler à créer les conditions pour que le collectif retrouve sa légitimité dans le travail au détriment de l’individualisation forcenée qui a caractérisé les dernières décennies[9]. Les DRH peuvent créer ces conditions en faisant, par exemple, du collectif l’une des valeurs phares de l’entreprise, en recrutant des collaborateurs plus enclins à collaborer, et en faisant évoluer des systèmes de rémunération vers moins d’individualisation. La liste ici n’est pas limitative, ce sont en fait toutes les pratiques RH qui peuvent être mobilisées pour renforcer le collectif.

Redonner au travail un rôle dans l’émancipation des personnes

Au-delà de la reconnaissance de l’importance du travail réel, il est possible de proposer des pistes aux DRH pour redonner au travail un rôle dans l’émancipation des personnes.

  • Repenser le commun : Dans la continuité du thème de la solidarité évoqué plus haut, il est urgent pour les DRH de lutter contre l’individualisme galopant qui s’infiltre toujours plus dans des formes de replis identitaires en « isme » : identitarisme, communautarisme, wokisme... Tout en continuant à reconnaître dans l’entreprise la singularité, l’individualité et la spécificité de chacun(e), il semble de plus en plus nécessaire de continuer à faire société en inventant un pacte social capable de transcender les particularismes. Et ce pacte « repose sur un certain nombre d’éléments de convictions, de modalités de travail, de droits et de devoirs, de manières de concevoir le travail, de soins, d’exigences.»[10]
  • Développer le courage managérial : Les DRH doivent pouvoir créer les conditions dans lesquelles le courage managérial peut librement s’exprimer. Le manager qui incarne en effet le courage est celui/celle aussi qui prend « les coups », les « vagues », face au marché, face aux fournisseurs, face aux supérieurs, face à toute adversité… Cohésif, frugalement et justement autoritaire sans autoritarisme, il permet aux individus de son équipe de se sentir protégés, en sécurité, et de se (re)positionner ensemble, avec des postures et contributions clairement comprises et assumées dans un contexte d’incertitude[11].
  • Renforcer la sécurité psychologique: En lien avec le point précédent, favoriser un environnement de travail permettant à chacun/e de s’exprimer, de prendre la parole, pour soumettre une idée ou une suggestion pour la réussite de l’entreprise constitue un levier important à la disposition des DRH pour redonner au travail le rôle d’émancipation des personnes. La Professeure de Harvard Amy Edmonson définit ainsi la sécurité psychologique [12] : « c’est la croyance selon laquelle l’environnement de travail est sûr pour la prise de risque interpersonnel. Le concept fait référence à l’expérience de se sentir capable de prendre la parole avec des idées, questions ou opinions pertinentes. La sécurité psychologique est réelle quand les collègues ont confiance, témoignent du respect et se sentent capables – voire même obligés – d’être candides ».
  • Accepter la vulnérabilité et en faire une force : Dans une précédente chronique écrite à l’issue de l’expérience des jeux paralympiques[13], nous soulignions que la vulnérabilité pourrait constituer une force insoupçonnée pour l’entreprise. Certains dirigeants eux-mêmes témoignent de leur expérience personnelle de la vulnérabilité comme le fait Alexandre Fayeulle, Fondateur et Président d’Advens, dans un livre bouleversant[14]. Il démontre clairement que révéler sa vulnérabilité lui a permis de libérer le potentiel de son entreprise. Les DRH pourraient s’inspirer de cet exemple pour faire de la vulnérabilité une force reconnue et acceptée par tous dans l’entreprise, y compris et surtout par les dirigeants pour eux-mêmes pour favoriser l’émancipation des personnes.

En définitive ce qui se joue sur la question du travail devrait être au cœur des préoccupations des DRH qui sont les seuls acteurs dans l’entreprise à pouvoir agir et innover dans la mise en œuvre d’un nouveau pacte social. Un pacte où le travail réel serait reconnu comme étant au moins aussi important que le travail prescrit et où le travail jouerait un rôle dans l’émancipation des personnes au travail. A cet égard le livre de Jean-Michel Frixon[15], décrivant l’expérience d’un ouvrier de plus de 40 ans chez Michelin, est particulièrement intéressant pour comprendre l’importance du travail réel et de l’impact de l’engagement lorsque le travail permet l’émancipation des personnes.
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[1] Besseyre des Horts, CH. : « L’emploi des jeunes menacé par les IA génératives : quels risques et opportunités pour les entreprises ? » Harvard Business Review France, 17 Octobre 2025 (https://www.hbrfrance.fr/strategie/lemploi-des-jeunes-menace-par-les-ia-generatives-quels-risques-et-opportunites-pour-les-entreprises-6113 )

[2] Gomez, P-Y. : Le travail invisible, enquête sur une disparition, François Bourin, 2013

[3] Gomez, P-Y : L’esprit malin du capitalisme, Desclée de Brouwer, 2019

[4] Duez, E. : Où sont passés nos rêves d’émancipations pour le travail, la grande désillusion, L’aube, 2025

[5]https://www.gallup.com/workplace/349484/state-of-the-global-workplace.aspx

[6] Demurger, P : L’entreprise du XXIème siècle sera politique ou ne sera plus, Ed de l’Aube, 2019

[7] Graeber, D. : Bullshit Jobs, LLL Lien qui Libèrent, 2019

[8] Gomez, P-Y., 2013, op.cit.

[9] Du Payrat, C. : Et si on la jouait collectif ? l’intelligence du jeu humain, Pearson, 2025

[10] Duez. E., op. cit p.65

[11] Truong, O. , De Geuser, F., Wiersch, E., Besseyre des Horts, CH., & Chavanne, PM. : Le Management par la Confiance, Eyrolles, Septembre 2020, p.88.

[12] Edmonson, A. : L’entreprise sereine, la sécurité psychologique levier d’une organisation performante, apprenante et innovante, Pearson, 2022.

[13] Besseyre des Horts, CH : « Handicap et Entreprise, quand la vulnérabilité devient une force », RH Info, 5 août 2025, https://www.fr.adp.com/rhinfo/articles/2025/08/handicap-et-entreprise-quand-la-vulnerabilite-devient-une-force-aout.aspx

[14] Fayeulle, A. : Vulnérable, Tallandier, 2025

[15] Frixon, JM : Matricule 276710, Nombre 7, 2021

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