Raison d’être et valeurs : en avoir ou pas
Introduction
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, être en capacité d’affronter l’avenir ne découle pas (nécessairement) d’une bonne compréhension des enjeux économiques, technique et organisationnels exposés rationnellement par les dirigeants. En pratique, ces enjeux ne prennent réalité dans le corps social que parce que l’on sait « pourquoi » et pas seulement « comment » il est nécessaire de les affronter.
Tout dirigeant expérimenté sait que le facteur de réussite de l’entreprise réside dans sa capacité à créer l’adhésion de ses collaborateurs autour non seulement d’un projet commun, mais surtout d’un sens partagé. Plus le sens est partagé plus la cohésion est forte et plus les objectifs de l’entreprise seront atteints.
La difficulté principale rencontrée par les dirigeants au moment du choix des valeurs et du sens à leur donner, c’est de s’assurer de leur légitimité au regard de la culture. En effet, une valeur hors sol, culturellement, a peu de chances d’être adoptée, parfois peut faire l’objet de rejet, mais surtout de résistances de la part de ceux qui ont à la promouvoir.
Faut-il avoir des valeurs ?
Les valeurs orientent l’action des collaborateurs en interne et vers l’externe. Elles sont intégrées au savoir être des collaborateurs et font partie des pratiques managériales. Elles sont la partie visible et communicable de la culture de l’entreprise.
En pratique, elles découlent de la raison d’être, laquelle doit être considéré comme un engagement quant à la manière spécifique de concevoir et de faire son métier. En règle générale, cette raison d’être traduit de façon synthétique les transgressions et les vertus mis en scène dans le mythe fondateur. Pour mémoire, je rappelle la définition du mythe fondateur développée dans un précédent article :
- Le mythe fondateur raconte l'aventure d'une transgression vis-à-vis des idées reçues et des conventions de l’époque et de la manière dont les acteurs traditionnels s’opposèrent au produit ou au service imaginé. Le mythe révèle implicitement ou explicitement une nouvelle façon de concevoir son métier, voire de le penser en fonction des valeurs qui ont permis la réussite du(des) fondateur(s). Naturellement, comme tout héros, le fondateur aura dû surmonter de nombreuses épreuves, parmi lesquelles les résistances de ses proches, de ses partenaires, de ses banquiers… Pour au final imposer sa vision du monde.
Les valeurs de la culture émergent à partir du contenu de la fondation de l’entreprise, en puisant dans l’esprit de son mythe fondateur. Les valeurs qui en découlent donnent un cadre ‘culturel’ à l’action de l’entreprise. Ensemble, elles forment une éthique et une morale partagées collectivement en interne, mais aussi vers l’externe, dans le cadre des services et produits commercialisés par l’entreprise.
On peut considérer que les entreprises ayant une histoire et une fondation, c’est-à-dire ayant une raison d’être particulière, sont munies d’un registre de valeurs qui leur sont propre et qui éclaire les parties prenantes sur le sens de leurs actions. Ce sont des entreprises fondées.
À contrario, les entreprises projets, c’est-à-dire toutes celles qui ne sont nées d’un mythe fondateur, n’ont besoin de valeurs que celles qui supportent leur communication et leur marketing. En effet, celles-ci n’ayant pas à gérer une quelconque cohérence avec une culture, elles se contentent d’un storytelling adapté à leurs objectifs commerciaux ou financiers. Les valeurs sont adaptables et peuvent changer.
Des valeurs qui ont du sens
Dans nombre d’entreprises, les valeurs s’affichent en grand sur les murs, sur les bureaux sous la forme d’objets ou dans les rapports annuels, par exemple : Ouverture, Innovation, Excellence, Respect, Responsabilité... pour ne citer que les plus fréquentes. Ces valeurs, aussi belles soient-elles, finissent pourtant par se ressembler d’une société à l’autre, au point d’en perdre à la fois leur force et leur sens. Pourquoi ? Parce que trop souvent, ils sont déconnectés de l’ADN réel de l’organisation et ne sont au final que des slogans marketing, voire comme on le dit en psychologie, une expression de l’idéal du moi, ce que l’on voudrait être.
Or, une valeur qui ne naît pas de l’histoire et de la culture d’une entreprise sonne faux. Les collaborateurs le sentent immédiatement. Elle ne guide pas les comportements, elle reste une formule abstraite.
Toute entreprise fondée, comme toute société humaine, est née d’une aventure initiale qui constitue un « mythe fondateur ». Ce n’est pas seulement une anecdote : c’est le récit qui explique pourquoi l’entreprise existe, contre quoi elle s’est construite, et quelle vision du monde elle porte. Illustrons notre propos par deux exemples connus de tous :
- Chez Apple, le mythe oppose la créativité rebelle à la standardisation.
- Chez Patagonia, il relie la performance technique des produits à la protection de la nature.
Pour ces deux entreprises, les valeurs affichées ne sont pas de simples slogans : elles émergent naturellement de ce récit fondateur.
Le mythe s’incarne dans une culture, il se cristallise dans une culture organisationnelle. Celle-ci se manifeste dans les rites internes (réunions, célébrations, symboles), dans les tabous (ce qu’on ne fait jamais, ce qui est jugé inacceptable), et dans les comportements quotidiens (ce qui est autorisé ou interdit). Elle trace des frontières symboliques entre ce qui est « à nous » et ce qui est « étranger ».
C’est de cette culture que les valeurs doivent être extraites.
Comment définir les valeurs
La démarche proposée ci-dessous n’est pas théorique mais pratique, issue de nombreuses missions en entreprise :
- En premier lieu, il convient de revenir au récit fondateur mais aussi à l’histoire de l’entreprise : pourquoi l’entreprise a-t-elle été créée ? Contre quoi ? Pour qui ? Quels sont les grands moments ? Les grands hommes (femmes) ? puis d’en extraire les oppositions symboliques qui l’ont structuré et qui sont à l’origine des interdits et des obligations opérants dans le corps social.
- Après cette démarche documentaire, il faut observer les comportements quotidiens ou les mesurer au moyen d’une enquête auprès de tout ou partie de l’entreprise : Qu’est-ce qui est autorisé ? Qu’est-ce qui est interdit ? Quelles sont les différentes visions culturelles qui co-existent au sein de l’entreprise ?
- Nommer les principes qui émergent : traduire en langage explicite ce qui, jusque-là, relevait de l’implicite. Ce sont eux, les vraies valeurs.
Ainsi, une entreprise née dans une logique de « David contre Goliath » portera naturellement des valeurs comme l’audace, l’agilité, la solidarité. Une autre, construite autour de l’exploration, fera émerger des valeurs comme la curiosité, la prise de risque, l’ouverture.
Les registres des valeurs
Enfin, je voudrais conclure cet article dédié aux valeurs en évoquant les registres sur lesquels elles agissent selon leur utilisation et leur imprégnation au sein du collectif dans lequel elles se déploient :
- Un premier temps qui correspond au registre de l’Imaginaire, moment qui décrit à la fois le choix de la valeur et le sens que l’on souhaite lui donner. Une valeur Imaginaire sert la communication et le marketing, mais n’a pas de prise sur les savoir-être des collaborateurs.
- Le deuxième temps permet l’intégration de ces valeurs dans le registre du Réel. Celui-ci correspond au temps de l’action managériale. Les valeurs existent du fait de leur rappel répétitif par le manager au travers de ses pratiques. Sans rappel, celles-ci sont oubliées voire ignorées. Elles ne sont pas métabolisées par le corps social et ne sont pas un réflexe comportemental collectif.
- Et lorsque celles-ci font partie de la culture, c’est-à-dire lorsqu’elles sont présentes sous la forme de réflexes sociaux comportementaux et que leur transmission se fait simplement par l’observation (principe d’acculturation), on dit d’elles qu’elles relèvent du registre Symbolique.
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En résumé
Ainsi conçues, les valeurs ne sont pas de simples artefacts discursifs. Elles sont l’émergence d’un système symbolique plus profond : celui du mythe fondateur et de la culture qui en découle. Cette approche anthropologique permet de comprendre pourquoi certaines valeurs d’entreprise fédèrent réellement, tandis que d’autres restent lettre morte.
En dernière analyse, les valeurs véritablement opérantes sont celles qui s’enracinent dans la mémoire fondatrice de l’organisation, et qui prolongent l’esprit du récit originel. Autrement dit, pour reprendre le vocabulaire de Lévi-Strauss, elles sont les traductions contemporaines d’une structure mythique qui continue d’organiser le sens.
Dans l’article du mois prochain, je voudrais aborder la difficile question de l’impact du télétravail sur la cohésion sociale et le sentiment d’appartenance.
Doit-on s’en inquiéter ?
