« Demandez et vous recevrez ! »[1]

Demander ne semble pas la chose la plus difficile à faire. On vous sollicite à tous les coins de rue et Molière se moquait déjà des solliciteurs. Pourtant, si l’Evangile[2] en fait un enseignement c’est que demander ne doit pas toujours aller de soi. C’est la thèse de Wayne Baker[3] ; selon lui, le plus souvent, nous ne savons, voulons, pouvons demander et ce, dans la vie professionnelle mais aussi dans le quotidien.

La plupart de mes anciens étudiants rencontrés quelque temps après leur sortie de l’école regrettent de ne pas avoir assez demandé durant leurs études, les couples réunissent généralement celui qui s’évertue à trouver une direction sur un plan pas clair plutôt que de demander au passant alors que l’autre sollicite quelqu’un avec généralement plus d’efficacité.

Dans le travail, on demande peu aux collègues ; on les rencontre peu et on a surtout besoin de leur faire passer des messages plutôt que de leur demander de l’information. Il faut dire que les discours managériaux insistent plutôt sur le don : il faut diriger, conduire, donner des ordres et des objectifs, présenter une vision à ceux qui ne voient rien ; il faut aussi se camper dans la bienveillance du manager serviteur et donner du sens. Voire même, on attend des managers qu’ils foncent, « délivrent », sans attention particulière au reste et aux autres.

On sait pourtant les inconvénients de ne pas assez demander : ne pas suffisamment solliciter le terrain pour connaître ce qu’ils vivent quotidiennement, apprendre de leur expérience concrète les idées que les gens gardent pour eux faute de n’avoir jamais été sollicités. On connaît cette réplique fameuse, en cas de problème : « tu aurais dû me demander ». Alors pourquoi serait-il si difficile de demander et quelles vertus les demandes peuvent-elles renforcer ?

Evidemment demander représente un coût, celui d’aller vers l’autre, de risquer le refus, voire la phrase aujourd’hui courante, selon laquelle il suffit d’aller sur internet plutôt que de demander. A l’inverse certains considéreront que des solliciteurs sollicitent trop et ne cessent de demander sans jamais faire l’effort de chercher par eux-mêmes. Au-delà de ces réflexions un peu trop simples, Baker propose plusieurs raisons pour ne pas pratiquer suffisamment la demande dans le contexte du travail. Premièrement on ne demande pas parce que l’on sous-estime la capacité et/ou la volonté de l’autre de répondre ou même de posséder la réponse ; c’est particulièrement vrai dans le travail où les managers d’en haut sous-estiment ceux d’en bas, forts de leur science et de leur bagage managérial. Certains ne demandent également pas parce qu’ils ont trop confiance en eux ; ils ont l’impression de tout savoir et de tout maîtriser. Comme le disaient déjà les anciens, il n’est rien de pire que d’ignorer qu’on ignore.

Il existe aussi un coût social à demander. Dans les relations professionnelles, demander c’est se mettre dans une position de devoir donner à son tour, plus tard, avec le coût afférent ; c’est donc se mettre incidemment sous la coupe ou le pouvoir de l’autre devenu créancier. Une autre raison de ne pas demander, c’est de craindre ne pas avoir encore gagné le droit de demander. Toujours dans la même veine d’une conception très plate des échanges sociaux, certains considéreraient devoir accumuler suffisamment de crédit auprès des autres pour l’utiliser à faire une demande. Ils peuvent craindre aussi que leur demande soit interprétée comme un signe d’égoïsme ; demander ce serait d’abord penser à soi.

Les organisations sont des lieux politiques et une demande peut valoir aveu de faiblesse, manque de compétence, voire la porte entrouverte à l’autre qui gagnerait un ascendant, un potentiel d’influence dangereux. Dans des organisations de plus en plus complexes aux dimensions multiples, quand personne n’ose plus avouer son incompréhension pratique des matrices, quand les autres se réfugient dans le confort de leurs silos, on devient de plus en plus distants et la demande requiert des efforts de plus en plus importants.

Certains ne demandent pas aussi parce qu’ils ne savent pas le faire. Ils en ressentent le besoin sans savoir le transformer en demande, sans savoir auprès de qui la porter, sans savoir créer la relation qui autorise la demande. Ce n’est pas facile de demander, les timides le savent mais les moins timides ne savent pas mieux formuler une demande qui soit reçue, passer de la bouteille à la mer à une véritable demande, celle qui peut conduire à une réponse. Encore faut-il, pour ce faire, savoir ce dont on a besoin et cela ne va pas de soi comme pour ceux qui demandent un conseil une solution mais dans des termes qui ne peut jamais conduire à une satisfaction.

Toutes ces raisons de ne pas demander ne doivent pas faire oublier les inconvénients ou les effets pervers de la demande dans des relations humaines courantes. Toujours demander, c’est céder à la paresse de faire par soi-même, c’est profiter des autres et on trouve toujours une bonne volonté exploitable : c’est vrai dans les colocations, dans le milieu associatif comme dans les équipes de travail. Toujours demander c’est ennuyer son entourage qui se détourne un jour ou l’autre, justement quand on en aurait eu le plus besoin.

Il ne faut donc pas faire de la demande un nouveau truc managérial si l’on n’en a pas bien compris toutes les conditions. La première est sans doute de savoir exactement quoi demander, de cibler les bonnes personnes, d’établir la qualité de relation qui permette de faire la demande, de trouver le bon moment pour faire une demande, ce que les adolescents savent si bien faire quand ils veulent obtenir quelque chose. L’ouvrage cité développe alors dans un style de boîte à outils ce qui peut rendre plus efficace une demande mais, plus sérieusement, le point de départ d’une bonne demande est sans doute de comprendre ses vertus.

Les 3 vertus de la demande

La première nous est rappelée par Adam Grant[4] dans son célèbre ouvrage ; elle est d’ordre moral, elle nous aide à dépasser dans l’idée de la demande tous les freins liés à l’orgueil, celui de n’avoir besoin de personne en Harley-Davidson, celui de ne pas risquer dans la demande de n’oser montrer une faiblesse. Le meilleur moyen d’éviter ces errements est alors de donner : plus je donne moins je demande et plus je donne moins je prends le risque de demander. Grant nous montre qu’il existe deux manières d’être dans le don dans le cadre des relations ; la première c’est le sacrifice de soi, donner pour ne pas exister, se fondre et disparaître dans le don : c’est généralement le meilleur moyen de se faire exploiter dans nos organisations très politiques. La deuxième manière c’est d’être dans le don aussi, sans rien occulter de sa propre stratégie. Le don étant une pratique, il n’exclut pas la demande. Les meilleures illustrations de Grant se situent dans la pratique des réseaux sociaux qui sont avant tout un échange avec du don et de la demande plutôt que de n’être que du don en évitant la demande.

La deuxième vertu est d’ordre pratique. Demander, c’est le moyen d’apprendre, de découvrir, de s’enrichir, d’innover. Depuis longtemps les observateurs du monde du travail mettent en évidence les trésors d’idées, de solutions et d’innovations cachées dans l’expérience de chacun. Dans les approches socio-techniques, les cercles de qualité, l’entreprise libérée ou le co-développement, ce sont ces filons que l’on veut mettre en valeur. Le principe vertical des organisations traditionnelles laisse accroire que les idées et la compétence ne peuvent venir que du haut. Les managers ont le plus souvent tendance à délaisser tout ce que leurs collaborateurs pourraient leur apprendre et leur apporter.

Mieux encore, demander c’est aussi mettre l’autre en valeur plutôt que de rentrer en sa dépendance : qui ne s’est pas senti honoré d’avoir été sollicité ? Quand les managers sont tentés de développer l’autonomie des collaborateurs ou des équipes, ils comprennent que l’autonomie est un problème plutôt qu’une solution, que l’autonomie ne se donne mais qu’il est nécessaire d’en développer les conditions nécessaires. Demander est souvent un moyen d’amorcer un processus d’appropriation, c’est inviter les personnes à entrer dans le jeu de la relation, de s’engager dans un débat, une activité, une collaboration au sens très étymologique du terme.

La troisième vertu, pour Baker, serait d’ordre spirituel, même s’il n’utilise pas le terme. En effet la demande est souvent l’amorçage d’une relation, l’ouverture d’une dynamique dont on ne sait jamais ce qu’elle peut être, la disponibilité à se laisser transformer. C’est l’optimisme, la confiance et l’espérance de ce que peut être un avenir. L’inverse en quelque sorte de la prudence et de la méfiance qui semblent, d’après Illouz[5], caractériser aujourd’hui les relations sociales les plus intimes. En ce sens on peut parler d’une dimension spirituelle car elle fait l’hypothèse d’un autre possible, elle ne réduit pas les relations à un processus maîtrisable et maîtrisé.

La mention par l’auteur de l’ouverture d’un cercle vertueux change nos manières traditionnelles, en psychologie sociale, de considérer les relations humaines et professionnelles comme un échange plat et unidimensionnel dans lequel la seule perspective est de gérer le solde, la balance parfaite entre ce qui est donné et pris. Les rapports humains se réduiraient alors à un débit et un crédit, en prenant bien garde de ne pas rompre l’équilibre du compte.

En partant de ce petit conseil de rien du tout sur la demande dans les relations, c’est donc d’une ouverture qu’il s’agit, de celle que n’opèrent pas les notions plates de la modernité managériale, que ce soit la bienveillance gentillette et utilitaire ou la méditation autocentrée.


[1] Mt 7, 7.

[2] Un évangile est un texte qui relate la vie et l’enseignement de Jésus-Christ, celui que les chrétiens considèrent être le Messie et fils de Dieu.

[3] Baker, W. All you have to do is Ask. New-York : Currency, 2020.

[4] Grant, A. Give and Take.

[5] Illouz, E. La fin de l’amour. Seuil, 2020.

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