🎵 « C’est une question de feeling, question de feeling » 🎵…. Le recrutement ne serait-il qu’une question de feeling comme s’époumonent à nous le dire Richard Cocciante & Fabienne Thibeault depuis de longues années ou plus récemment les Black Eyed Peas 😊 !

Plus sérieusement, cette question d’intuition en recrutement fait largement débat dans le milieu du recrutement - et je manie l’euphémisme - entre ses partisans inconditionnels qui ne jurent que par elle et ses féroces détracteurs qui veulent à tout prix l’éradiquer !

Pour l’heure, il semblerait que les partisans de l’intuition l’emportent puisque comme nous le révèle le dernier baromètre de WeSuggest sur la place de l’intuition dans le recrutement cette dernière se taille toujours la part du lion pour évaluer les candidats avec 63 % des recruteurs, 77 % des DRH et 64 % des managers qui font confiance à leur intuition pour prendre une décision lors d’un recrutement. [1]

Mais cette opposition n’est pas propre qu’aux recruteurs ou parties prenantes du recrutement, nous la retrouvons également parmi les chercheurs !

Aussi, je vous propose, aujourd’hui, d’appuyer sur pause ⏸️ et de revenir aux principales théories sur le sujet afin d’y voir plus clair et que chacun puisse se faire sa propre opinion. C’est parti !

Gary Klein, vision « pro-intuition »

Un des plus célèbres chercheurs qui ait travaillé sur ce sujet de l’intuition est le psychologue Gary Klein considéré comme le pionnier de « l’école naturaliste de la décision ».

Il a pour habitude d’observer les professionnels « in situ » à savoir en prise avec des situations réelles concrètes et extrêmes. Il a ainsi étudié et analysé de près des militaires, des pompiers, des infirmières ou bien encore des joueurs d’échec de niveau grand maître international.

Il en ressort, selon lui, que ces professionnels n’ont guère le temps, dans le feu de l’action, d’analyser en détail les situations, de peser le pour et le contre et qu’ils se fient donc avant toute chose à leur intuition.

C’est le recours à leur intuition qui leur permettrait de prendre de bonnes décisions.

Mais attention, ne vous méprenez pas, il est loin de parer l’intuition d’un quelconque pouvoir magique. Pour lui, cette dernière n’a rien de surnaturel ou de paranormal, bien au contraire ! Elle repose « seulement » sur la reconnaissance rapide et quasi instantanée d’une situation déjà vécue et mémorisée.

Selon lui et son courant de pensée, l'intuition reposerait sur la simple reconnaissance quasi immédiate d'une situation déjà vécue et mémorisée et ce sans qu’il ait été nécessaire de procéder à des retours d’expérience structurés sur les précédentes situations. Cela se fait « naturellement » et les enseignements n'ont pas été formulés de manière consciente.

Gary Klein parle ainsi de « recognition-primed decision » à savoir de décision enclenchée par la reconnaissance. Aussi, lorsque nous prenons une décision en nous fondant sur notre intuition, nous ne nous fions pas à un simple feeling ou 6ème sens mais, en fait, nous reconnaîtrions, consciemment ou inconsciemment, une situation et adapterions, en un clin d’œil, notre comportement pour qu’il soit le plus adéquat possible. C’est en tout cas la vision portée par Gary Klein.

Daniel Kahneman et Amos Tversky, vision « anti-intuition »

Cette vision naturaliste de l’intuition ne fait pas l’unanimité et compte même des farouches opposants dont, parmi les plus connus, Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie en 2002 et Amos Tversky, psychologue et Docteur de l’université du Michigan, tous deux fondateurs de « l’école des heuristiques et des biais. »

Ces derniers s’opposent diamétralement à la vision de G. Klein et estiment que l’intuition, loin d’être la panacée, est source de nombreuses erreurs.

Ils ont ainsi réalisé une expérience auprès de statisticiens chevronnés sur l’évaluation de la taille optimale d’un échantillon. C’est un exercice simple pour eux puisqu’ils connaissent des formules éprouvées en la matière. Néanmoins, D. Kahneman et A. Tversky se sont rendu compte, à cette occasion, que ces statisticiens, très sûrs d’eux et confiants en leurs capacités, préféraient se dispenser de ces calculs qui ont fait leurs preuves et raisonner à la louche en se fondant sur leur longue et propre expérience. Résultats, ils se sont lourdement trompés et ont proposé des tailles d’échantillon inadaptées.

Bien que très confiants, ils ont lourdement surestimé la pertinence de leur expérience et leur capacité à extrapoler à partir de celle-ci. Cette étude n’est pas anecdotique mais a été corroborée à de très nombreuses reprises par d’innombrables études et expériences.

La conclusion ?!? Il faut vraiment se méfier des chercheurs et experts qui se fient trop à leur intuition et se reposent excessivement sur cette dernière.

Vers un compromis ?!?

Ces deux visions et écoles de pensée semblent diamétralement opposées. Dès lors, comment trancher ? Sont-elles résolument irréconciliables ?

Eh bien figurez-vous que Gary Klein et Daniel Kahneman ont décidé, en 2009, d’unir leurs forces et de mener conjointement une étude afin d’y voir plus clair. Fait rarissime !

Contre toutes attentes, ils sont arrivés à un terrain d’entente dont on peut lire les conclusions dans l’étude intitulée « Conditions for intuitive expertise : A failure to disagree » [2] publiée dans la fameuse revue American Psychologist et traduite en français par « Comment nous n’avons pas réussi à rester en désaccord ».

Gary Klein et Daniel Kahneman ont réussi à se mettre d’accord sur le fait que l’on peut se fier et faire confiance à son intuition, si et seulement si, les conditions suivantes sont réunies :

  • Présence d’un environnement stable suffisamment régulier pour être prévisible;
  • Possibilité d’apprendre de ces régularités grâce à une pratique durable ;
  • Feedback rapide et clair.

Dès lors, si un environnement est complexe, changeant et imprévisible, s’il est impossible d’obtenir rapidement un feedback construit et argumenté, alors se fier à sa seule intuition est voué à l’échec. Certains métiers comme les traders ou les psychiatres ne peuvent et ne doivent tout simplement pas se reposer sur leur seule intuition. L’environnement dans lequel ils évoluent est, en effet, beaucoup trop changeant et mouvant.

Mais qu’en est-il pour le recrutement ? Dans quelle catégorie se range le recrutement ?

S’il s’agit d’un recrutement pour un poste récurrent, pour le même manager, au sein de la même équipe et donc du même environnement de travail et si le manager a régulièrement fait un feedback clair et circonstancié sur les différentes embauches en expliquant ce qu’il avait apprécié et moins apprécié et pour quelles raisons ; alors se fier à son intuition peut être une réelle possibilité soutenable et viable. Les principales conditions sont effectivement réunies mais avouons que ce n’est clairement pas le cas le plus fréquent et représentatif en recrutement, non ?!?

Conclusion

Le feeling est-il bon conseiller ? Nous venons de voir qu’il n’est guère aisé de répondre à cette question et que des chercheurs de renommée internationale se sont affrontés et opposés sur ce sujet.

Les deux chefs de file des écoles « naturaliste » (Gary Klein) et « des heuristiques et des biais » (Daniel Kahneman) se sont cependant mis d’accord sur le fait que le recours à l’intuition était légitime et pertinent si certains prérequis étaient en place : environnement stable et prévisible, feedback rapide et clair.

Dès lors, dans quelle catégorie ranger le recrutement ? Tricky question… Difficile de trancher tant les recrutements peuvent revêtir des formes différentes ! Majoritairement, j’aurais cependant tendance à dire que les recruteurs se retrouvent davantage dans le cas où le poste à pourvoir est au sein d’une équipe composée de collaborateurs plutôt récents avec un manager présent depuis peu de temps et/ou qui n’a eu ni l’occasion ni le temps de faire un réel feedback circonstancié sur les précédentes embauches. Bref, les recruteurs se trouvent majoritairement dans des situations qui ne sont guère propices à l’exercice concluant de l’intuition.

Aussi, à titre personnel, je penche plutôt vers la théorie de D. Kahneman et mets en garde tout recruteur ou parties prenantes du recrutement contre sa propre intuition. Pour moi, à de rares exceptions près, ce qu’un recruteur qualifie d’intuition est plus la résultante de biais cognitifs en action dont il n’a pas réellement conscience que d’une reconnaissance quasi instantanée d’une situation. Je recommande donc, dans un processus de recrutement, de différer au maximum l’entrée en lice de l’intuition et de la faire éventuellement intervenir en toute fin de processus une fois qu’une méthodologie rigoureuse a été déployée et suivie.

Références

[1] Baromètre 2023 de WeSuggest sur la place de l’intuition dans le recrutement : WeSuggest — [Baromètre RH] Recrutement en 2023 : Quelle place accorder à son intuition ?

[2] « Conditions for intuitive expertise : A failure to disagree » - septembre 2009 |

 (PDF) Conditions for Intuitive Expertise A Failure to Disagree (researchgate.net)

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