Pendant le mois d’août, nous publions à nouveau quelques-uns des textes les plus lus de l’année écoulée.
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« L’individu est le produit d’une histoire dont il cherche à devenir le sujet » [1]

L’époque contemporaine nous montre que l’individu s’identifie désormais moins par référence à des figures collectives - comme une classe sociale, un métier, une région, une nation, etc. - que par rapport à lui-même. Par exemple, aujourd’hui, chez les jeunes Français, d’autres repères, comme l’engagement, l’altruisme, l’épanouissement personnel, la reconnaissance individuelle, sont des critères qui se substituent aux mécanismes d’appartenance à une communauté ou à un corps, à un statut social ou professionnel, à une collectivité ou à une entreprise : ces jeunes en quête de sens bousculent les organisations actuelles et l’ordre établi. Ils construisent leur projet avec des briques de réalité, leurs connaissances ainsi que leurs premières expériences servent à échafauder une nouvelle histoire qui veut dépasser les héritages qu’ils accueillent avec distance et circonspection.

Pourquoi apprendre à se projeter.

La projection [2] est un phénomène naturel qui nous couvre d’un voile lorsque nous exerçons une activité ; par exemple dans le domaine professionnel, chaque individu s’approprie son métier et l’environnement de son travail en reliant l’expérience à son imagination, à sa mémoire, à des champs de compétences qui lui sont familiers marqués par son histoire, sa formation et ses envies. C’est par un mouvement continu entre la tâche et le contexte que la personne va se fixer progressivement une représentation opératoire de l’action et que le processus de mobilisation de ressources peut s’engager ; c’est ainsi que se « maillent » les ressources intrinsèques et extrinsèques de l’individu pour exprimer son talent. À force de répéter la même mission, tout se normalise, il agit sans y penser, la compétence devient « automatique », une seconde nature pour lui ; il travaille efficacement sans éprouver l’effort qu’il mobilise naturellement, il produit facilement la performance attendue. Le résultat qui va renforcer sa confiance contribue à la construction de son identité professionnelle. Marcelle Stroobants [3] résume bien le phénomène : « Tout se passe comme si la compétence était digérée, métabolisée en cours d’acquisition. Et cette métamorphose est si radicale, elle produit une transformation si complète de l’individu, qu’il ne garde aucun souvenir ni de sa phase de novice, ni de l’épreuve surmontée, ni de la manière dont il a résolu le problème. Seul reste le résultat visible de l’extérieur, la performance. »

Ainsi va la destinée de beaucoup de personnes qui déroulent leur projet, portées par une histoire et des rêves partagés. Mais aujourd’hui plus qu’hier, le questionnement sur « le sens du travail » conduit fréquemment le citoyen à s’interroger sur lui-même, sur ses désirs, ses envies. Au-delà de la rémunération, qu’est-ce qui l’incite à travailler ? Quel intérêt poursuit-il, la retraite est-elle l’unique destination de sa vie professionnelle ? Quels sont les moteurs de son action ? Il ne s’agit plus simplement d’aboutir à la performance ou à un savoir-faire, puisqu’en définitive se pose la question de l’engagement qui pousse une personne à fournir une contribution à la hauteur des attentes de son employeur.

Le travail nous forme en même temps qu’il nous révèle.

En multipliant les expériences, en reproduisant les mêmes gestes de son métier, l’individu accroît sa maturité professionnelle, ses compétences évoluent et se transforment ; il développe son potentiel qui lui donne l’énergie nécessaire pour se libérer de certaines contraintes de l’organisation, pour dépasser les procédures, les règles de l’art, les modèles ; il prend progressivement conscience du jeu qu’il y a dans sa manière de faire : son savoir-faire devient « savoir-y-faire ». Par exemple tel enseignant qui déploie un programme avec une maîtrise pédagogique bien différente de celle de son collègue pourtant confronté à la même situation, ou tel serveur dont la qualité de service est reconnue par les clients, comparée à celle des autres employés de l’établissement. Celui qui maîtrise une compétence - structure de surface - possède une capacité qui lui procure un potentiel d’action - structure profonde - pouvant être ensuite mobilisée de manière concrète dans une infinité de situations. Par exemple, le vendeur qui a reçu de nombreux clients, qui a rencontré des situations variées, qui a exercé sa compétence commerciale pendant plusieurs années, aura sans doute développé une capacité fondamentale et plus personnelle : l’empathie. Le professionnel aguerri perçoit ainsi la singularité de son profil, il découvre « le monde qui est en lui », sa « méta-compétence » ; c’est-à-dire sa capacité à qualifier sa façon de faire lorsqu’il développe un savoir-faire. La méta-compétence se dévoile à mesure que la capacité de réflexion se renforce ; elle facilite les possibilités de transfert de nos dispositions et laisse le choix de se projeter dans d’autres environnements que ceux que nous connaissons ; comme un appartement qu’on aurait « aménagé » afin d’effacer les décorations personnalisées des précédents locataires, afin d’éliminer les marques trop typées pour aider les futurs acheteurs à se projeter. Comme le bilan de compétences qui est un passage nécessaire pour prendre du recul, pour consolider et élargir ses dispositions, pour « aménager » son portefeuille de compétences de manière originale. Ce n’est qu’à cette condition qu’un individu peut investir le monde en recherchant des responsabilités à la mesure de ses aspirations. Nous ne sommes pas condamnés à rester ce que nous sommes ; parce que notre réalité n’est pas une fatalité, le voyage professionnel conduit à construire un chemin.

Le projet professionnel, un chemin vers soi.

Federico Fellini avait cette formule pour expliquer ses projets : « Pour moi, partir d’une idée bien définie, claire, complète et ensuite la réaliser, ce serait une méthode fausse, dangereuse. Je ne dois pas savoir ce que je ferai. Je ne trouve de ressources que lorsque je me retrouve plongé dans l’obscurité et l’ignorance ». Cela signifie que le talent s’exprime lorsque la situation présente une difficulté, lorsqu’il y a un problème à résoudre ; développer une compétence nécessite de faire le lien entre les capacités personnelles et les caractéristiques de la situation. Cependant, cela suppose d’avoir acquis une certaine assurance, de la confiance. Sans quoi la personne se sent mal à l’aise devant l’obstacle, la nouveauté, la remise en question, les conflits d’intérêt ; elle ne voit pas « de jeu » possible face aux enjeux de la situation et ne peut donc se représenter les marges de manœuvre qu’elle a pour avancer, pour faire évoluer ses capacités ou modifier son itinéraire professionnel.

Afin de « trouver et prendre sa place », il faut avoir une meilleure compréhension de soi-même, de ses désirs profonds, de ses atouts et de ses stratégies de réussite, des leviers et des freins à son engagement. Nos identités successives se révèlent, se confrontent, puis s’effacent ; elles s’ajustent et se structurent en permanence. Le bilan de compétences qui propose de se retourner sur les expériences passées offre à la personne une occasion d’enrichir son profil de nouvelles facettes et de révéler tout son potentiel. A chaque transition professionnelle, une part de nous se détache, une autre apparaît. Comme l’écrivait Robert Frost [4] « Ne suivez pas là où le chemin vous mène ; au lieu de cela allez là où il n'y a pas de chemin et laissez une trace ».
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[1] Vincent de Gaulejac, sociologue et professeur des universités émérite français.

[2] La projection consiste chez un sujet à transporter un élément de son espace psychique interne dans un monde qui lui est extérieur : un objet ou une personne. Def. Wikipedia)

[3] Marcelle Stroobants, docteur en sciences sociales de l'Université libre de Bruxelles, citée dans la revue Éducation permanente, n° 135

[4] Robert Lee Frost est un poète américain (1874-1963)

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