Les mots (dans le management et ailleurs) sont souvent plus riches de sens qu’on le suppose, et pourraient, avec un peu d’imagination, nous permettre de réfléchir autrement à nos relations professionnelles et nos pratiques managériales. Une dose de définitions, un zeste d’étymologie, une pincée de questionnement … pour faire parler les sens… dans tous les sens.

Faire résonner les mots du management pour mieux raisonner ?

  • Savez-vous que certains penseurs voient dans le mot « management » la racine « manus », aussi présente dans « émancipation » ou « manipulation » : MANUS nous renvoie à la main et évoque ainsi davantage le corps que la raison.
  • Concernant le mot « profit », on peut faire un lien avec « pro facere », qui signifie pour « pour faire ».
  • Avez-vous déjà envisagé que le mot « conflit » s’appuie aussi sur le « cum » qui signifie « ensemble » et ne suppose aucune rupture, aucune cassure, mais plutôt un « frottement » qui produit du nouveau à l’intérieur d’un ensemble (à la manière du frottement de silex qui produit du feu, de l’archet sur le violon qui produit le son)?
  • Pouvez-vous enfin considérer que « concurrence » » évoque aussi l’idée de « courir avec » ou « courir ensemble » (concurrere) ?

Il n’est pas question ici de réinventer l’étymologie et le sens des mots, mais de nous demander si nos usages de ces mots ne nous font pas perdre leur puissance d’évocation...

Est-on toujours conscient de ce qu’on dit quand on parle ?… Que disent nos mots en entreprise ? Que peuvent-ils ? Et de quoi parle-t-on quand on évoque le sens qu’on doit donner… au travail, aux décisions, aux choix stratégiques, etc. ? Les significations usuelles ne sont-elles pas des détournements de ce que pourrait dire notre langage ?

Suffit-il que les mots résonnent (parce que reconnus) pour qu'ils raisonnent ?

Les mots à la mode

Pas besoin de chercher longtemps quels sont les mots les plus à la mode aujourd’hui dans le domaine de l’entreprise : si la BIENVEILLANCE a trôné quelques mois à la première place, elle est menacée régulièrement par une demande de personnes et propos INSPIRANTS. On se focalise aussi sur les TALENTS, la RESILIENCE, on s’intéresse aux SOFTSKILLS comme s’il s’agissait d’une trouvaille exceptionnelle en mesure de rassurer les recruteurs (alors que ce mot remplace bien souvent les fameuses « aptitudes » présentes dans les référentiels de compétences classiques, et beaucoup mieux contextualisés)… Il y en a d’autres, le BIEN-ÊTRE a eu ses heures de gloire, la TRANSPARENCE aussi et cela ne gêne pas tellement ses fervents défenseurs qui la confondent avec la CONFIANCE et prennent en son nom des décisions qui viennent sabrer tout volonté de renforcer cette confiance…

Ces modes se matérialisent aussi sous d’autres formes : les images semblent également suivre des tendances, des goûts. Entre les photos de pulls moches en décembre pour montrer la connivence des équipes, celles qui saisissent des moments joyeux où chacun est sommé de lever les bras en souriant, et depuis peu les photos-portraits exposant le visage de tous ceux qui ont un « message pour vous » sur Linked’In …, les mises en scène se succèdent et… se ressemblent. Ces modes semblent traduire un besoin de communiquer et de se démarquer, mais les pratiques sont tellement homogénéisées et stéréotypées qu’on se demande en quoi on se démarque des autres si on utilise tous les mêmes mots et les mêmes mises en scènes… Cependant, leur audience prouve qu’il y a une demande, ce qui peut nous interroger également, et le fameux hashtag # cher aux réseaux sociaux nourrit aussi les exigences de contenus autour de mots qui suscitent une veille acharnée ! Faut-il rassurer son auditoire avec des mots et des images connus ? Peut-on avancer, progresser, penser quand on ne répond qu'à cette demande de rassurer ? N'est-ce pas plutôt en bousculant et en étonnant qu'on provoque de la réflexion et qu'on (r)éveille la curiosité ?

Le risque que nous font courir ces modes sont :

  • la perte de sens (signification) des mots dans une période où l’on réclame du sens partout, tout le temps, sans se demander qui doit mettre du sens.
  • La diminution de la crédibilité de ceux qui prononcent des formules qui semblent un peu « toutes faites » pour délivrer du "prêt-à-penser" réchauffé maintes fois, rassurant, résonnant mais peu raisonnant.
  • La dévalorisation d’autres mots qui ont toute leur place en entreprise mais qui semblent réservés au vocabulaire de ceux qu'on nomme les "réacs"… (le mot "autorité", par exemple, redéfini avec Hannah Arendt, redonnerait à l’autonomie et la coopération des lettres de noblesses clarifiées…). Les mots sont-ils réservés (voire confisqués) par les disciples de certaines idéologies ?

Proclamer ses valeurs... au nom de quoi ?

Autre fait marquant : chaque entreprise doit présenter ses valeurs, cela serait important (voire indispensable) pour attirer clients et futurs salariés…, ce serait aussi une opportunité de parler d’éthique avec les salariés en entreprise. Cela suppose-t-il donc que le langage nous engage ?

⇒ Les valeurs se transmettent-elles vraiment par une simple énonciation, peuvent-elles se décréter ?

Si vous demandez à des personnes individuellement, de présenter leurs propres valeurs et de les hiérarchiser de la plus importante à la moins importante, pensez-vous qu’elles sauront répondre spontanément et de manière argumentée ? Cette réponse ne suppose-t-elle pas un réel travail d’introspection et de réflexion approfondie pour examiner la réalité du rôle de ces valeurs dans les projets et les choix des personnes ? De même pour les valeurs collectives, ne nécessitent-elles pas un examen approfondi pour les mettre à l’épreuve de la réalité, celle du quotidien, celle du temps long, celles des urgences et des crises ponctuelles ?

Il est singulier de constater qu’on préfère s’entendre sur des valeurs que se demander collectivement ce qui nous engage vraiment. Dans le mot "engagement", on retrouve la racine « gage » qui évoque à la fois la dette, et l’obligation : en effet, autrefois, vous pouviez confier vos biens les plus précieux à des structures dédiées : ces biens étaient ainsi remis « en gage » contre la somme d’argent dont vous aviez besoin pour financer vos projets ou votre quotidien, vous vous créiez ainsi une dette et ne pouviez récupérer vos biens que contre le remboursement de la somme d’argent prêtée. La dette suppose donc une obligation, celle de rembourser, une responsabilité, celle de reconnaître ce que nous devons aux autres… L’engagement des individus, sous toutes leurs formes, sont aussi à comprendre dans les obligations qui sont les leurs et qui les conduisent à faire des choix, des hiérarchies, par rapport à une dette qu’ils reconnaissent vis-à-vis d’un tiers ou tout simplement vis-à-vis de la vie. Par ailleurs, on estengagé « dans » un projet, une entreprise, une famille, un mariage…Si on est "dedans", c'est qu'il y a l'idée de la matérialité de la personne... et donc sans doute, de son incarnation. La personne engagée... incarne son engament. Cette matérialité suppose aussi la personne tout entière, pas seulement une partie d’elle. Ainsi, pourquoi confond-on l’engagement et la motivation ? Cette clarification ne suppose-t-elle pas de penser autrement le management en se demandant dans chaque situation si la personne a besoin d’être motivée ou si c’est son engagement qui pose question ?

Nos engagements témoignent ainsi concrètement nos valeurs : ce qui est important pour nous, ce qui a du poids (l’étude des valeurs se nomme l’axiologie, et axios, en grec, nous renvoie à l’idée de mesure, de poids, donc de quelque chose qui a de l’importance et qui pèse dans nos décisions). Pourquoi donc passons-nous plus de temps en entreprise à nous concentrer sur le choix des valeurs à afficher, que sur l’engagement dans lequel se trouve le collectif et qui peut être le révélateur des valeurs de l’entreprise? Le modèle de l’entreprise à mission tend à montrer que c’est bien l’intention et la vision d’un monde que l’on veut « meilleur » qui va déterminer le chemin par lequel il s’agira d’orienter les actions. Peut-on vraiment « reconnaître » nos valeurs sans avoir au préalable interrogé l’engagement de l’entreprise et de l’entrepreneur ? L’intelligence managériale ne se fonde-t-elle pas davantage sur les situations concrètes plutôt que sur les valeurs parfois trop abstraites faute de rattachement à une vision ? Les rituels pour faire vivre les valeurs ne prennent-ils pas plus de sens dans l’action ?

Savoir parler vrai…

Avec des mots creux vidés de leur(s) sens et des valeurs abstraites qui ne sont pas rattachées à un projet, les managers ne peuvent que difficilement mobiliser leurs équipes sur le long terme… et pourtant on leur demande d’être « inspirants »…ce qu'on peut tenter de traduire une injonction à donner du souffle, de l’énergie, comme si une seule personne pouvait porter symboliquement ce que les mots ne parviennent plus à évoquer !

Comment réussir à se parler vraiment dans ce cas ? J’observe de plus en plus, chez mes clients, cette incapacité à oser vraiment se dire « les choses » (particulièrement celles qui provoquent des désaccords, des tensions, des difficultés) par peur de blesser, de choquer, de gêner, au nom de cette « bienveillance » mal comprise qui se transforme en fait en complaisance. Et si on se mettait à préférer l’indulgence, celle qui consiste à excuser des erreurs, sans en nier l’importance et la portée, au nom d'une exigence plus forte qui consisterait à tenter des réponses courageuses face aux situations inattendues ?

De nombreux penseurs tels Richard Sennett (sociologue), Matthew Crawford (philosophe) et Yves Clot (psychologue) ont publié des essais passionnants, qui valorisent la place du conflit (qui, comme évoqué plus haut n’entraîne pas la rupture mais des frottements créateurs de nouveauté) et cette capacité d’oser tenter entrer en dialogue avec les autres au service des projets communs. Le dialogue (dia-logos) consiste en la capacité à se décentrer pour franchir (dia) les obstacles et entrer dans la manière de raisonner (logos) de l’autre…., et apprendre à penser à travers lui, et donc avec lui, avec les autres. Cela exclut toute démarche de communication instrumentale, on est dans un effort de com-préhension (cum-prehendere), il s’agit de prendre-ensemble, à bras-le-corps, la situation et de lui donner une signification et une direction commune…. Ainsi, on sera obligé de s’accorder sur le sens des mots. Foucault a cité a plusieurs reprises ce concept de parrhesia qui nous vient de l’Antiquité « Parrhêsia, étymologiquement, c’est le fait de tout dire (franchise, ouverture de parole, ouverture d’esprit, ouverture de langage, liberté de parole). Les Latins traduisent en général parrhêsia par libertas. C’est l’ouverture qui fait qu’on dit, qu’on dit ce qu’on a à dire, qu’on dit ce qu’on a envie de dire, qu’on dit ce qu’on pense pouvoir dire, parce que c’est nécessaire, parce que c’est utile, parce que c’est vrai» (in L’herméneutique du sujet). Tout dire suppose de tout entendre aussi, de peser les mots de les clarifier, de démasquer les manipulations et les faux-discours, de traquer la mauvaise foi, chez soi et les autres, au service de relations plus... authentiques. 

En conclusion,

On constate que les intentions ne suffisent pas à faire dire aux mots ce qu’est le monde…, ce qu'est notre monde, a fortiori notre entreprise, nos projets d’entreprises.

Il est nécessaire de réapprendre à voir le monde (au-delà des mots habituels) pour sortir du prêt-à-penser et comprendre pour quoi on agit, au nom de quelle vision du monde, quelle personne nous souhaitons être, sans oublier que les autres sont aussi porteurs d’une vision, plus ou moins clarifiée… C’est aussi dans la confrontation et l’argumentation du dialogue que nos visions se clarifient.

Envie de travailler sur les mots de votre communication d’entreprise ? De clarifier pour chacun ses engagements individuels, collectifs ? De questionner la question du « sens du travail » dans votre organisation ? Parlons-en ! Consultante en philosophie pratique depuis plus de 12 ans, j’accompagne RH, dirigeants et managers dans la clarification de leur pensée pour leur permettre de mieux s’exprimer à l’oral comme à l’écrit et de renforcer l’intelligence managériale de leur organisation !

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