Gestion des talents

Anatomie d’une compétence

Acquisition de compétences

Pour accomplir son travail et s’accomplir au travail

La compétence des professionnels, et plus seulement leur qualification, est devenue un enjeu majeur pour la société, pour les organisations, pour l’atteinte de la performance dans la production des biens et des services. Raisonner « compétence », c’est déplacer le regard des savoirs ou des savoir-faire acquis dans le cadre de formations institutionnelles vers l’action réelle et son efficacité. La compétence n’est donc pas un simple savoir-faire technique ; c’est un jeu d’interactions où l’individu, grâce à son expérience et son imagination, s’adapte, innove et évolue dans un espace de travail en perpétuel mouvement. L'évolution des compétences dans un métier suit un processus dynamique qui dépasse la simple accumulation de savoirs techniques. Cette progression peut être mise en parallèle avec les travaux d’Ervin Goffman, notamment dans son ouvrage « Les cadres de l’expérience [1] », qui met en lumière la manière dont les individus interprètent et transforment leur rôle professionnel. En croisant ces analyses avec les trois paliers pour qualifier les étapes de la montée en compétences (le cœur, le corps et l’esprit du métier*)[2], nous verrons comment un professionnel, qu'il soit enseignant ou boulanger, passe d'une exécution technique à une mise en scène adaptée, puis à une quête de sens et d'accomplissement. Chaque situation, qu’elle soit ordinaire ou exceptionnelle, devient une opportunité à la fois pour révéler et transformer ses compétences, et aussi pour s’épanouir au travail.

1. Le SAVOIR-FAIRE : Le cadre primaire et la rationalité de l'apprentissage

Dans un premier temps, l'individu aborde son métier sous l'angle du savoir-faire, qui correspond à la maîtrise des compétences techniques et des procédures associées à sa fonction. Cela fait écho à ce que Goffman appelle le cadre primaire, c'est-à-dire l'expérience immédiate et directe de l'activité professionnelle. Ce sont les compétences qui constituent le socle, les fondamentaux du métier ; elles sont à acquérir avant ou dès l’entrée dans l’emploi. Souvent à l’origine du choix de métier, elles conditionnent l’intégration des personnes parce qu’elles recouvrent les principales situations courantes. Les observatoires métiers des différentes branches professionnelles ont réalisé ces dernières années des cartographies qui relèvent l’ensemble de ces données pour offrir au public une plus grande visibilité de leurs emplois. Comme elles sont un passage obligé dans la progression professionnelle, ces compétences « cœur de métier » servent l’orientation des jeunes ou des personnes en reconversion.

Un enseignant débutant, par exemple, applique les programmes, suit les recommandations officielles et répète les gestes de ses formateurs. De même, un boulanger apprend à pétrir la pâte, à respecter les temps de levée et de cuisson. À ce stade, l'action est principalement guidée par des règles préétablies, et l'individu ne remet pas en question le cadre dans lequel il évolue. Ce premier niveau est dominé par une logique rationnelle et cognitive : il s'agit d'acquérir des compétences pour exécuter efficacement les tâches attendues. Le professionnel est avant tout un « technicien » de son métier.

2. Le POUVOIR-FAIRE : Le cadre transformé et l'adaptation à l'environnement

Avec l'expérience, l'individu se confronte à la réalité du terrain et doit ajuster ses pratiques en fonction des contraintes, des attentes et des interactions avec son environnement. C'est ce que Goffman appelle le cadre transformé : la mise en scène de l'activité professionnelle s'adapte à des réalités complexes et évolutives. En effet, un individu au travail est pris dans des situations variées, des événements, des échéances, sa compétence est le produit d’une action humaine dans une situation donnée. Elle n’est pas uniquement la responsabilité de la personne mais le résultat d’une suite de causes qui s’inscrit dans une fiction que cette dernière tente de s’approprier. Un professionnel produit des comportements au travail qui ne sont pas simplement « ses choix », mais le fruit d’une histoire, d’un contexte organisationnel et d’une dynamique de situation. Par exemple, l’'enseignant comprend que la théorie ne suffit pas : il doit gérer la diversité des élèves, capter leur attention, composer avec les attentes des parents et les réformes successives. Le boulanger, de son côté, découvre que produire un bon pain ne garantit pas le succès : il faut aussi gérer un commerce, anticiper les tendances (bio, sans gluten), et optimiser la relation client.

L’individu agit avec un « corps », s’exprime dans un espace professionnel, il ne peut donc être jugé sur une action isolée, un acte qui doit être replacé dans un enchaînement d’activités et d’interactions. Sa compétence n’est pas une qualité intrinsèque figée, mais une construction en mouvement, façonnée par des événements successifs ; elle se module en fonction des expériences et des situations rencontrées. La performance ne dépend plus seulement de la maîtrise technique, mais aussi de la capacité d'adaptation et d'improvisation.

3. Le VOULOIR-FAIRE : Le cadre sublimé et la quête de sens

Enfin, certains professionnels transcendent leur métier en lui attribuant une dimension identitaire et existentielle. C'est ce que Goffman désigne comme le cadre sublimé, lorsque l'activité cesse d'être une simple exécution et devient une vocation, un art ou une mission de vie ; c’est « l’esprit du métier ». Aujourd’hui plus qu’hier, le questionnement sur le sens du travail conduit fréquemment la personne à s’interroger sur elle-même, sur ses désirs, ses envies. Au-delà de la rémunération, qu’est-ce qui l’incite à travailler ? Quel intérêt poursuit-elle ? Quels sont les moteurs de son action ? Il ne s’agit plus simplement d’aboutir à la performance ou à la validation d’un savoir-faire, puisqu’en définitive se pose aussi la question de son bien-être et de son accomplissement. La connaissance de soi désignait chez les Grecs la pleine conscience de sa place dans l’univers ; par notre action sur le monde, nous donnons du sens à notre existence, en nous projetant dans l’environnement professionnel, nous accédons à une meilleure compréhension de nous-mêmes. Ne dit-on pas accomplir un travail, une mission, c’est-à-dire exécuter la tâche jusqu’au bout, de manière à finaliser l’ouvrage dans le respect du contrat, et s’accomplir au travail qui signifie aussi « devenir soi », à force d'expériences. La véritable introspection demande donc d'être attentif à son activité, à sa manière de faire quand on développe un savoir-faire.

L'enseignant ne se contente plus d'instruire : il veut inspirer, éveiller les consciences, éduquer des citoyens. Il se questionne sur la portée de son action, sur les limites du système scolaire, voire sur l'idée de transmission elle-même. Le boulanger, quant à lui, peut voir son métier comme un engagement écologique, une recherche du goût original, une transmission du patrimoine culinaire. Ce stade interroge le moteur de l'action, rejoignant les réflexions philosophiques sur le libre arbitre. Le « vouloir » s'impose parfois à l'individu sans qu'il en ait pleinement conscience : le boulanger qui se lève à 3h du matin chaque jour, l'enseignant qui consacre ses soirées à ses élèves, agissent-ils par choix, ou parce qu'ils sont guidés par une force intérieure qui les dépasse ?

Conclusion : L’expérience est subjective, la compétence est relative

L'enseignant ou le boulanger ne sont pas seulement des acteurs d'un système : ils mettent en scène leur pratique, la transforment et parfois la subliment. Ce processus soulève des questions fondamentales sur la nature du travail, l'identité professionnelle et la liberté individuelle ; on comprend que la compétence est autant un parcours technique qu'un cheminement personnel et social, toujours en transformation. Dans « Anatomie d’une chute [3] » la réalisatrice du film nous montre que les actions humaines ne peuvent être comprises isolément, mais doivent être replacées dans une trame narrative complexe faite d’interactions, de contextes et d’enchaînements causaux. A la fin du récit, il devient évident que la responsabilité ne peut être réduite à un moment isolé ; la chute est le résultat d’une accumulation de tensions, de décisions et de dynamiques interpersonnelles. En procédant à « l’anatomie d’une compétence », nous constatons que nos actions professionnelles sont aussi l’expression d’une construction complexe, autant déterminées par l’environnement que par nous-même. Des motivations inconscientes nous orientent et conduisent notre manière de faire sans que nous le décidions vraiment.

Dans un monde du travail en perpétuelle mutation, où les compétences évoluent aussi rapidement que les exigences des organisations, il est essentiel pour chaque professionnel de prendre du recul sur son parcours. C’est la personne humaine qui donne du sens au travail, indépendamment du type de travail réalisé. Plutôt que de se livrer à des spéculations à partir des niveaux de qualification ou des études de personnalité, le travail sur ses compétences devient un levier stratégique pour évoluer et se développer.
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[1] Erving Goffman « Les Cadres de l’expérience » Les éditions de minuit – 1991

[2] Jean-Marie Breillot « Jouer des compétences pour évoluer et s'orienter » ESF Editions – 2019

[3] « Anatomie d'une chute » est un film français co-écrit et réalisé par Justine Triet, sorti en 2023

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