Vers une écologie de soi au travail

« Habiter ses compétences sans y résider »
Les citoyens vivent une carrière aux contours variés, rarement rectiligne, parfois chaotique, qui voit se succéder des périodes d’investissement, d’alignement, de désenchantement et de désengagement. Quand on commence à travailler, on croit souvent qu’il suffit d’apprendre le métier ; on réduit trop souvent le travail à une question de résultats. Mais très vite, on découvre autre chose : des règles implicites, des rapports humains, des choix éthiques…
Aussi des doutes, des interrogations peuvent apparaître ; des individus vont parfois (ré)interroger leur projet : est-ce que j’exerce l’activité qui me convient ? Cette « crise » est un temps de recul, l’occasion d’une remise en question pour revoir sa situation professionnelle. Le développement des compétences ne répond pas seulement à des exigences de performance ou d’employabilité, il devient un levier d’épanouissement, de régulation personnelle et d’alignement. Et si, à travers ce que nous faisons, nous apprenions aussi à mieux nous habiter ?
Le travail : un espace d’action… et de transformation
Le monde professionnel est d’abord pensé comme un lieu de production, de résultats, de performance. Mais il est aussi un territoire où chacun se façonne, se découvre, évolue. Le travail n’est pas qu’un lieu d’action : c’est un levier puissant de transformation de soi.
Dans cette perspective, les compétences ne sont pas de simples ressources opérationnelles, elles sont des points d’appui pour se relier à ce que l’on porte de plus singulier : ses moteurs, ses valeurs, ses élans. Se former, apprendre, progresser… c’est aussi s’ajuster, se réinventer, s’aligner. Travailler ses compétences ne consiste pas seulement à faire « plus » ou « mieux », plus vite ou plus efficacement. C’est une manière de se mettre en mouvement, de faire évoluer ses représentations, ses comportements, ses manières d’interagir.
Dans un monde du travail exigeant, où les sollicitations cognitives, émotionnelles et relationnelles sont aussi nombreuses que variées, apprendre à se préserver devient un enjeu stratégique. D’où l’émergence de ce concept : l’écologie de soi.
Construire son «Archipel des compétences»[1]
C’est un voyage dans l’espace de travail, dans « l’Archipel des compétences » auquel nous vous invitons. Chaque compétence développée est l’occasion d’un déplacement intérieur. C’est en pratiquant un métier, en relevant un défi, en affrontant une difficulté que l’on découvre ce qui nous stimule ou nous freine, ce qui nous met en déséquilibre ou ce qui nous ressource. C’est en s’investissant dans son activité qu’on mobilise et valorise la mosaïque de ses savoir-faire, qu’on identifie ses points forts, ses zones d’appui… mais aussi ses points d’effort, ses zones de progrès. Cela suppose de mieux connaître son propre « écosystème intérieur » : ses talents, ses besoins fondamentaux, ses moteurs, ses valeurs de référence… mais aussi ses zones de vigilance.
Cette prise de recul, cette attitude réflexive sur son travail nous permettent d’ajuster notre manière d’agir. Il nous aide à mieux doser nos efforts, à mettre de l’intelligence dans notre énergie, à agir sans nous désaligner. Autrement dit, à conjuguer performance durable (la robustesse) et intégrité personnelle (l’éthique). L’écologie de soi consiste à cultiver un rapport au travail qui respecte ses ressources personnelles tout en donnant sa pleine mesure dans l’exercice de ses missions.
Le développement des compétences devient alors un double levier : il renforce la capacité à bien faire son travail… tout en contribuant à se sentir bien dans son travail. Il ne s’agit pas seulement d’être efficace, mais aussi de se sentir à sa place, légitime, utile, en cohérence avec ce que l’on est profondément. Comme le disait Albert Jacquard : « Ce n’est pas le travail qui définit l’homme, mais la manière dont il le fait et ce qu’il y découvre de lui-même. » Cette phrase invite à un renversement majeur : placer l’humain au cœur de l’action professionnelle, non pas en le coupant de la performance, mais en réconciliant le fait d’accomplir son travail et de s’accomplir au travail. [2]
Faire du travail un lieu de justesse
Travailler ne devrait pas nous éloigner de nous-mêmes. C’est même souvent dans le travail que nous apprenons à mieux nous connaître. En cultivant cette écologie de soi - en portant attention à la façon dont nous nous engageons, dont nous mobilisons nos compétences, dont nous prenons soin de notre énergie - nous pouvons faire du travail un lieu de justesse : Justesse de la contribution. Justesse de la posture. Justesse du rapport à soi. Justesse de la relation à l’autre. L’espace de travail constitue un support d’apprentissage où chacun de nous, en « jouant des compétences », c’est-à-dire avec les ressources, les relations, développe son intelligence des situations et son habileté à faire le « geste juste » dans un « juste rapport » au contexte de travail. Il apparaît que la compétence est une alchimie dynamique, complexe :
- Elle repose sur la capacité à relier son expérience passée à son imagination, à ses connaissances du moment pour anticiper et répondre aux défis.
- Elle s’exerce dans un cadre collectif où les interactions facilitent l’apprentissage et renforcent l’efficacité.
- Elle évolue constamment grâce aux imprévus, qui permettent à l’individu de s’adapter et d’élargir ses horizons.
En conclusion
En définitive, au-delà du savoir et du savoir-faire, la compétence consiste à savoir agir au bon endroit, au bon moment, à point nommé. Un peu à la manière de Montaigne qui qualifiait « vivre à propos », « le glorieux chef-d’œuvre de l’homme », nous pourrions définir la compétence comme le « savoir-agir à propos », ; c’est-à-dire la capacité d’une personne à agir de manière appropriée selon la situation.
Nos compétences ne sont pas des données figées : elles sont des points d’appui pour relier nos valeurs, nos sources d’élan, nos atouts, ce qui fait notre différence. C’est aussi ce que souligne Cynthia Fleury [3] : « L’individu qui ne prend pas soin de lui, qui ne travaille pas à devenir irremplaçable, devient interchangeable, et donc dominable. »
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[1] « L’Archipel des compétences » - Jean-Marie Breillot - GERESO Éditions
[2] https://www.fr.adp.com/rhinfo/articles/2025/04/anatomie-dune-competence.aspx)
[3] Cynthia Fleury : Philosophe et psychanalyste française