Management et leadership en entreprise
L’hôpital, fragilités collectives, fragilités individuelles
NDLR : ce texte est extrait, avec l’aimable autorisation des Editions EMS, des pages 74 à 78 du livre de François Chauvin, paru en 2025 : Faire avec la fragilité. Plaidoyer pour un management conscient. C’est le quatrième d’une série de 9 épisodes sur RH info.
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J’ai une expérience de cultures sectorielles fortes, comme le BTP, et j’ai souhaité obtenir un éclairage sur un autre secteur, dont l’activité, et l’organisation générale génère des fragilités communes en demandant à Edouard Bichier de témoigner de son double point de vue de praticien hospitalier et de coach.
Parole d’expert, Edouard Bichier
Je viens ici témoigner de mon vécu de la fragilité dans ce milieu particulier qu’est le monde hospitalier. J’ai occupé diverses fonctions managériales en tant que praticien hospitalier (chef de service, chef de pôle, président de commission médicale) et j’accompagne par ailleurs nombre de professionnels et d’équipes en tant que coach ou médiateur.
L’hôpital : un monde particulièrement exposé aux fragilités
L’hôpital, par ses spécificités, cumule les risques structurels d’émergence de nos fragilités. En effet, il coche 5 des 6 risques psychosociaux décrits par Gollac : intensité et temps de travail, exigences émotionnelles, manque d’autonomie, rapports sociaux dégradés, conflit de valeurs.
Dès lors, on comprend que les fragilités à l’hôpital sont diverses et l’on peut essayer d’en décrire 5 niveaux possibles :
1) Fragilité socioculturelle : certaines évolutions de notre société ont eu un impact fort sur l’hôpital.
Le vieillissement de notre population avec une augmentation relative de 25 % des plus de 65 ans au cours des 20 dernières années induit une augmentation de la dépendance avec des prévisions d’augmentation de 40 % pour les 20 prochaines années. La dépendance est une fragilité émergente avec un enjeu sociétal et de santé publique majeur.
Notre monde actuel décrit comme VUCA (volatile, incertain, complexe, ambigu) induit des changements de paradigme auxquels les hospitaliers ne sont pas préparés. Citons deux exemples illustratifs :
Volatilité : il existe aujourd’hui une difficulté à constituer des équipes stables, en effet, les nouveaux professionnels préfèrent multiplier les expériences plutôt que faire carrière pendant de nombreuses années dans le même service.
Complexité : l’hôpital administré souffre de ses lourdeurs, notamment dans les processus décisionnels ou de conduite du changement, ce qui décourage souvent les porteurs de dynamique.
2) Fragilité institutionnelle : l’hôpital est devenu vulnérable, car de moins en moins capable de remplir sa mission de service public ; prendre en charge tout le monde à toute heure du jour et de la nuit. Nous sommes passés d’un hôpital en concurrence avec le secteur privé à un hôpital seul pour répondre aux besoins urgents, puis à un hôpital fermé à certains moments de la journée en 2024. L’hôpital est un milieu structurellement fragilisant, car il maîtrise peu les paramètres inhérents à son bon fonctionnement à savoir la demande et son offre ses ressources humaines et financières.
3) Fragilité organisationnelle : l’hôpital est constitué de trois mondes culturellement très différents : les directeurs et administrateurs, les soignants et enfin les médecins qui à leurs yeux n’appartiennent pas à la fonction publique hospitalière. Cette hétérogénéité est à l’origine de visions et de valeurs différentes, voire antagonistes. Elle induit des difficultés de communication avec un manque de cohésion de ce collectif à l’origine de tensions et de conflits sources de fragilité.
4) Fragilités individuelles professionnelles : fragilité des patients et de leurs proches. Par essence, l’hôpital est l’endroit où se concentrent le plus les personnes fragiles, qu’il s’agisse de handicap, de morbidité ou de mortalité. Sur ce dernier point, l’hôpital est par excellence le lieu du vécu de la fragilité. En France, 85 % des décès se produisent à l’hôpital ou en EHPAD. La fragilité des personnels soignants dans l’exercice de leur profession engendre du stress : par exemple, 50 % des médecins présentent une des trois composantes du burn-out et 5 % sont en burn-out sévère.
5) Fragilités personnelles endogènes : elles peuvent résulter de ce que nous sommes et de ce que nous avons vécu.
La caractéristique de ces fragilités est qu’elles s’additionnent, voire qu’elles se potentialisent.
Comment appréhender et traiter la fragilité à l’hôpital ?
Nous venons de voir que le champ de la fragilité est vaste et que les 5 niveaux de fragilités décrits constituent autant de manières différentes et souvent intriquées d’appréhender la fragilité.
La première approche est de s’intéresser aux fragilités qui ne s’expriment pas à savoir leur détection et la prévention.
La deuxième approche est humaniste à savoir en quoi la fragilité génère de la souffrance, avec quelles conséquences pour les personnes. Se préoccuper de la souffrance revient à ne voir que les « fragilités bruyantes », mais il faut bien reconnaître que c’est comme cela qu’elles se manifestent le plus et que cette vision fait sens pour nous.
Cette approche pragmatique consiste à regarder d’où l’on se place et quel est notre pouvoir d’action. Les niveaux 1 et 2, socioculturels et institutionnels, sont par essence d’approche complexe et relèvent de questions sociétales et/ou politiques. Les trois autres niveaux sont d’approche plus aisée pour intervenir avec le plus de pertinence.
En mixant ces différentes approches, il est possible d’intervenir de trois manières et nous en donnerons quelques exemples illustratifs :
Le dépistage : consiste à repérer les personnes fragiles. Par exemple, des dispositifs institutionnels de déclaration d’événements indésirables peuvent conduire à identifier des personnes fragiles. Le repérage de la dépendance permet de valoriser le rôle de certains professionnels non médicaux, tels les aides-soignants qui sont les plus en contact avec les patients pour réaliser ce repérage. Cela suppose de permettre l’expression de personnels qui sont peu représentés dans les réunions de service. Une initiative récente qui inclut ce principe a été mise en place : la démarche participative (Philippe Colombat) qui, en créant de tels espaces d’échange, permet d’améliorer significativement la qualité de vie au travail et la qualité des soins.
La prévention : peu développée en France dans le domaine de la santé. Au niveau des organisations et du management, il existe un dispositif de formation des managers qui permet de réduire et prévenir la fragilité qu’ils ressentent dans leur fonction.
Le traitement : c’est le niveau d’intervention le plus accessible et le plus fréquemment utilisé à l’hôpital au quotidien. Deux approches sont fréquemment utilisées pour traiter les fragilités vécues par les professionnels.
Le coaching individuel ou collectif permet aux personnes accompagnées, à partir d’objectifs qu’elles se fixent, de trouver leurs propres solutions. Il propose de nombreuses approches permettant d’aborder les difficultés vécues en lien avec les fragilités de chacun. Il présente l’avantage de s’inscrire dans un temps long, car la réparation des fragilités nécessite un temps d’apprentissage par l’expérimentation.
Un exemple de coaching : un chef de service automatiquement reconduit dans ses fonctions depuis 15 ans se voit signifier par la direction que celle-ci envisage d’ouvrir le renouvellement à l’ensemble de l’équipe médicale et qu’une collègue s’est portée candidate. Il prend conscience d’une nouvelle fragilité, estimant qu’il n’a peut-être jamais été légitime dans cette fonction, alors qu’il a toujours estimé « faire de son mieux ». La direction perçoit chez lui des fragilités et lui propose un coaching individuel qu’il accepte. Il fixe à ce coaching un objectif de type prise de décision : être ou ne pas être candidat à cette fonction et accompagner les suites. L’accompagnement lui permet de trancher et décider de ne pas être candidat. Il prend conscience que sa motivation était extrinsèque « faire pour rendre service » et questionner sa motivation intrinsèque lui permet de se rendre compte des autres opportunités qu’il avait laissées de côté : la recherche, l’écriture, la création artistique…
La médiation : les personnes fragiles en conflit et la médiation permettent de faire bouger le positionnement des médiés.
Un exemple : un chef de service en conflit ouvert avec tout son service manifeste une grande souffrance et exprime une colère violente qui le conduit à diverses procédures judiciaires. Lors des entretiens de médiation, il parvient à changer de registre émotionnel, passant de la colère à l’épuisement et exprime qu’il ne veut qu’une seule chose : « qu’on me laisse travailler dans mon coin seul en paix ». Ce qui a été acté et a permis à ce médecin de sortir de sa vulnérabilité pour retrouver des conditions lui permettant de retrouver du plaisir à travailler. L’équipe, elle aussi souffrante, a pu retrouver des conditions de travail plus apaisantes.
