Pourquoi le lâche réussit si bien…
…dans les organisations dysfonctionnelles ?
« La peur tient à l’imagination, la lâcheté au caractère », disait Joseph Joubert. Une telle affirmation me semble discutable car elle pousse un peu loin l’essentialisation de l’homme.
Il me semble plutôt que la « puissance du manque de caractère » dont parlait Karl Kraus, existe bel et bien mais a toujours besoin d’un terreau favorable pour s’exprimer.
Dans les organisations dysfonctionnelles, on peut dire que le terreau est fertile : il favorise le « pas de vague », l’alignement sur la « ligne officielle », le culte du chef (parfois surnommé « Dieu »), ou encore l’exaltation du « bon petit soldat ». Dans ces environnements, celui qui interroge la ligne, celui qui demande à être convaincu, celui qui dit « ça dépend », est rarement promu. En effet, malgré l’ode à l’esprit critique, ce second slogan après « l’humain au centre », c’est l’esprit qui duplique qui y reçoit les honneurs malgré toutes les études démontrant que la diversité des perceptions est un facteur de performance (voir notamment les travaux de Scott Page).
Dans un tel contexte, la lâcheté, ce petit arrangement avec soi (Bergés-Bounes et Lacôte-Destribats), cet arrangement opportuniste avec soi sans les autres, devient un choix rationnel car elle est souvent bien récompensée. Le lâche reçoit une rétribution symbolique (reconnaissance hiérarchique, image de « collaborateur fiable ») et pécuniaire (promotions, augmentations). Sa carrière est souvent fulgurante car il ne bronche pas, même témoin de maltraitance sur des collègues, évite tout conflit : c’est le Ponce Pilate du travail. Toujours lisse, toujours prêt à l’impossible, il est, dit-il, simplement « très corporate ».
La lâcheté est donc un choix stratégique rentable malgré l’opprobre social car le lâche lui-même déteste les lâches.
Moralistes et religieux lui prédisent une fin difficile. Penser cela réchauffe les cœurs mais dans la vraie vie, hélas, le crime paie, pour reprendre le titre d’une chanson d’un groupe de rap légendaire (Lunatic pour les initiés).
Le lâche réussit souvent brillamment et ses pairs finissent même par saluer « l’ensemble de son œuvre ».
On peut donc dire que dans l’entreprise dysfonctionnelle, le crime social paie au détriment de cette diversité des perceptions pourtant si féconde dans le temps, bien que plus exigeante à orchestrer.
Néanmoins, il ne faut pas oublier que les faits sont têtus, même pour le lâche : chaque échelon qu’il gravit est une descente dans l’indignité. Comme le disait Bernard Charbonneau : « Plus de jugement à craindre, mais faute d’un juge, plus d’espoir d’être acquitté. » Le lâche sait au fond de lui qu’il est lâche : on peut se duper sur sa valeur, jamais sur ce qu’on a fait ou décider de ne pas faire par lâcheté. Une voix intérieure, qu’il ne pourra jamais lâchement étouffer, le lui rappelle secrètement. C’est sa plus grande peine : une condamnation à mort avec sursis.
